Un modèle de laïcité bien comprise ?

Le 18 avril dernier, s’est tenue à l’Université nationale de Singapour, une conférence conjointement organisée par l’Université Sorbonne Paris Cité et l’université singapourienne pour débattre de la laïcité, et plus particulièrement pour comparer l’intégration des communautés musulmanes en France et à Singapour. Cette conférence internationale (1) a rassemblé des universitaires français et singapouriens, ainsi que le diplomate Jean-Christophe Peaucelle, Conseiller pour les Affaires religieuses au ministère des Affaires étrangères en France et le diplomate singapourien Mohammad Alami Musa, président de l’Islamic Religious Council of Singapore.

L’ambassadeur Jean-Christophe Peaucelle, conseiller pour les affaires religieuses du Ministère des Affaires étrangères en France et l’ambassadeur Mohammad Alami Musa, président de l’Islamic Religious Council of Singapore.

L’ambassadeur Jean-Christophe Peaucelle, conseiller pour les affaires religieuses du Ministère des Affaires étrangères en France et l’ambassadeur Mohammad Alami Musa, président de l’Islamic Religious Council of Singapore.

En France comme à Singapour, l’une des questions principales concernant les minorités musulmanes respectives de ces deux pays est celle de leur « intégration ». Les deux groupes de chercheurs ont souligné qu’une des solutions pour résoudre les problèmes de tension entre un Etat laïc et une communauté religieuse minoritaire serait d’expliquer davantage ce que signifie la laïcité. Un exemple tiré de l’actualité singapourienne a servi d’illustration : l’intégration des musulmans dans la marine. En effet, lors d’un débat au parlement singapourien quelques jours auparavant, la question fut soulevée d’équiper les navires de la marine de cuisines certifiées ‘halal’. Le ministre d’Etat à la Défense avait alors répondu que l’espace à bord devait être géré en priorité pour les besoins opérationnels des navires et que les besoins individuels devaient parfois s’y soumettre. Certains musulmans, a souligné le diplomate Mohammad Musa Alami, peuvent se sentir privé de possibilités d’emploi dans les secteurs sensibles du service public, et estimer ainsi qu’il y a discrimination. En comparaison, dans la marine française, les marins musulmans reçoivent des rations de combat halal s’ils le souhaitent, et beaucoup acceptent la nécessité d’un compromis, a affirmé Eric Frécon, chercheur associé à l’Asia Research Institute.

Séparer le politique et le religieux

Etant à la fois un pays profondément religieux et doté d’institutions laïques, Singapour pratique un modèle de séparation de la religion et de l’Etat qui lui est propre. Les diversités culturelles et religieuses sous-entendent des besoins et des objectifs différents, et parfois même contradictoires. Dans une société où plus de 80 % des citoyens se réclament d’une religion, tant la société civile que l’Etat ne peuvent ignorer cette dimension de l’identité nationale. Les autorités ont donc mis en place un cadre à la fois rigide et accommodant pour faciliter une certaine harmonie religieuse.

La laïcité à la singapourienne a, entre autres, pour but d’éviter l’intervention du religieux dans la sphère politique, ont mis en avant les universitaires singapouriens. Aucun parti politique ayant une affiliation religieuse n’est autorisé, et aucune des dix religions reconnues officiellement ne peut imposer ses valeurs au gouvernement, qui se doit de rester neutre. En contrepartie, l’Etat garantit la liberté de culte, la liberté de conscience et ne place aucune croyance au-dessus des autres (religion, athéisme, agnosticisme ou libre-pensée), assurant ainsi l’égalité républicaine. Chaque religion a donc sa place tant qu’elle ne perturbe pas l’équilibre social. « La religion dans un Etat laïc comme Singapour ne doit jamais devenir une source de friction ou d’animosité entre les différents groupes religieux », affirmait ainsi Lee Kuan Yew, Premier ministre de Singapour de 1959 à 1990 et fondateur du Singapour moderne.

La religion y est ainsi séparée de la politique, mais la religion n’est pas séparée de la vie publique et de la culture. Chacun, à Singapour, a des valeurs, qu’elles soient façonnées par des idéologies religieuses ou laïques, et tous peuvent participer au débat public afin de forger un consensus social. Alors que la religion est personnelle, elle n’est pas exclusivement privée et a une dimension sociale qui ne doit pas être banalisée, reconnaissent les dirigeants singapouriens. Les communautés religieuses peuvent donc s’exprimer publiquement sur des sujets ayant trait à la morale. Ce fut le cas notamment lors de la discussion sur la mise en place de casinos à Singapour en 2005.

S’adapter aux besoins spécifiques

L’approche de la laïcité « à la singapourienne » consiste ainsi à s’adapter équitablement aux besoins spécifiques et aux intérêts de divers groupes religieux en leur donnant accès à l’espace public sans remettre en cause l’harmonie sociale, systématiquement mise en avant dans le discours public. Lors de la célébration des fêtes religieuses, par exemple, des autorisations exceptionnelles sont données aux hindous pour des processions de rue, aux musulmans pour l’importation d’animaux destinés à l’abattage rituel, ou encore aux taoïstes pour l’incinération au grand air de papiers sacrés…

Le festival hindou de Thaipusam, célébré surtout par la minorité tamoule, est l’une des trois processions autorisées pour les hindous uniquement. C’est l’occasion de fêter la victoire du Bien sur le Mal, mais ce qui est surtout très impressionnant, à Singapour, c’est la procession, sur quatre kilomètres, de fidèles portant un kavadi (sorte de structure métallique dont les pointes reposent sur le corps à demi nu du pénitent). En janvier dernier, le gouvernement a autorisé pour la première fois depuis 42 ans les musiciens ‘live’ le long de la procession. L’assouplissement des règles était fondé sur les recommandations de l’Hindu Endowments Board (Comité consultatif pour les affaires hindoues), et faisait suite à des altercations ayant eu lieu l’année précédente entre les forces de l’ordre et quelques fidèles. La laïcité singapourienne est donc accommodante et ne s’enferme pas sur des principes figés. Comme dans de nombreux domaines, le gouvernement singapourien se veut pragmatique, ont encore estimé les universitaires.

Certains jours fériés reflètent la diversité de la société : Vesak Day célèbre l’anniversaire de Bouddha, Hari Raya Puasa correspondant à la fin du ramadan et Hari Raya Hadji (la fête du sacrifice) sont des célébrations musulmanes, Deepavali est la fête de la lumière pour les hindous, le Vendredi Saint et Noël sont des fêtes chrétiennes. Tous profitent de ces jours chômés, dans une volonté assumée de favoriser la cohésion sociale symbolisée lors de la fête nationale du 9 août : « l’unité dans la diversité ».

Les Malais, qui sont considérés comme étant tous nécessairement musulmans, représentent 14 % de la population et jouissent d’un statut particulier, inscrit dans la Constitution du pays (2) en raison de son histoire. Dans certains domaines juridiques tels que le mariage, le divorce ou le droit des successions, la communauté musulmane suit la loi musulmane, la charia, et l’Etat apporte son soutien à divers aspects de la vie religieuse tels que la construction de mosquées. Tout musulman travaillant à Singapour contribue chaque mois au « Mosque Building and Mendaki Fund » selon ses revenus. Il s’agit d’une contribution obligatoire pour le financement de la construction des mosquées.

Les limites de l’implication du religieux dans l’espace public sont fixées par toute une batterie de lois, telles que le Maintenance of Religious Harmony Act, mis en place en 1990 et qui vise à promouvoir la modération et la tolérance religieuse. Cette loi habilite par exemple le ministère de l’Intérieur à restreindre les activités de responsables religieux ou de toute autre personne menaçant « l’harmonie religieuse ». Il s’agit ici de contrôler ceux qui, sous couvert de la propagation ou de la pratique d’une croyance religieuse, essaieraient de monter les foules contre le gouvernement, et accessoirement contre les autres religions.

L’examen de conscience de la communauté musulmane

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la communauté musulmane de Singapour a ressenti le besoin de communiquer sur la dimension pacifique de l’islam. C’est ainsi qu’en 2006, a été inauguré l’« Harmony Centre », un lieu d’accueil pour les non-musulmans afin d’aider à « une meilleure compréhension de l’islam et des musulmans au sein de la société multiraciale et multi-religieuse de Singapour ».

Harmony Centre

Harmony Centre

Les initiatives pour réfléchir à la place de l’islam dans la société sécularisée de Singapour se sont multipliées ces dernières années. Lors d’une conférence portant sur « l’islam dans le monde contemporain », organisée le 28 avril dernier par l’Ecole S. Rajaratnam pour les études internationales (3), le Dr Yaacob Ibrahim, ministre chargé des Affaires musulmanes, a souligné que le gouvernement de Singapour jouait un rôle important dans la promotion de l’harmonie : « Il a créé un environnement dans lequel les orientations encouragent la sensibilisation et le respect de la diversité culturelle, le respect du droit, et l’application d’une législation efficace qui criminalise les discours de haine (…). Pour cette raison, nous sommes unis contre les exclusivistes de toutes sortes qui dénigrent les croyances profondément ancrées dans les communautés religieuses, et qui affirment qu’une culture a une supériorité absolue sur les autres ».

« La communauté malaise-musulmane a le devoir d’en apprendre davantage sur les autres cultures, religions et sociétés de sorte qu’un consensus sur la recherche des meilleures solutions puisse être atteint », a-t-il ajouté. Des propos qui rejoignent la conclusion du diplomate Mohammad Musa Alami, qui lors de la conférence organisée en lien avec la France, a affirmé que « l’harmonie religieuse fondée sur la connaissance mutuelle a de meilleures chances d’être durable que l’harmonie fondée sur la tolérance mal informée, car elle permet de résister et de faire face aux situations de crise ».

Vivre aux côtés de croyants d’autres religions est tout à fait possible tant qu’on accepte que ce qui garantit son propre choix de dieu est un État laïque qui reste muet sur le bien-fondé de ce choix, et une volonté d’ouverture sur les autres choix.

 

(1) Intitulé de la conférence : « State secularism/laïcité and the “integration” of Muslim-minority communities in multi-ethnic and multi-religious context: A comparative case study of Singapore and France »
(2) Art 152 (2) : « Le gouvernement doit exercer ses fonctions de façon à reconnaître la situation particulière des Malais, qui sont les autochtones de Singapour, et par conséquent, il est de la responsabilité du gouvernement de protéger, sauvegarder, soutenir, favoriser et promouvoir leur éducation, leurs intérêts politiques, économiques, sociaux, culturels et religieux, ainsi que la langue malaise. »
(3) Cette école a été créée en 2007, au sein de l’Université technologique de Nanyang ; elle a ouvert récemment un programme d’études en relations interreligieuses dans les sociétés plurielles, dont le diplomate Mohammad Alami Musa est le directeur. (http://www.rsis.edu.sg/research/srp/ ).

Charlie à Singapour

Suite aux évènements du 7 janvier 2015 à Paris, on parle beaucoup de religions et du vivre ensemble… Le dessin de Plantu à la une du monde d’hier en est le reflet:

PlantuLes assassinats de Paris m’ont bouleversé, comme beaucoup, et j’ai encore du mal prendre du recul sur le sujet. Il me semble pourtant intéressant de voir comment cela résonne dans la société singapourienne…

Je ne pense pas vraiment me tromper en disant que pour beaucoup, c’est simplement une mauvaise nouvelle parmi beaucoup d’autres. Après tout, ils ne connaissent pas forcément Cabu, Wolinski et les autres. Quand on me demande ma réaction sur le sujet, je commence par expliquer comment Cabu et Wolinski font partie de ma jeunesse, que la caricature fait partie de la culture française depuis le 18ème siècle où on a commencé à représenter le roi en le ridiculisant, désacralisant ainsi l’autorité de droit divin, participant à ce qui deviendra la Révolution Française…

Le 8 janvier, Imran, un ami musulman postait sur sa page Facebook: « La liberté d’expression inclue la liberté d’offenser. Quand on se sent offensé, la façon de traiter avec le problème est de se demander:
1. Suis-je offensé parce que c’est vrai ou parce que c’est faux? Si vous êtes offensé parce que c’est vrai, alors faites face et revoyez vos convictions sur le sujet. Si vous êtes offensé parce que c’est faux, alors envisagez de contredire par des arguments rationnels.
2. L’offense est-elle intentionnelle ou non? Si ce n’est pas le cas, essayez d’expliquer pour corriger l’ignorance. Si c’est intentionnel, alors peut-être que le meilleur moyen est de l’ignorer (car souvent, l’offense intentionnelle est une façon d’attirer des réactions).
A partir du moment où vous répondez avec la colère et la violence, c’est fini. Il ne peut y avoir aucune justification pour la violence. Celui qui dit : « ils n’auraient pas dû offenser les musulmans en premier lieu » se trompe. Les tueurs ne méritent pas d’être justifiés ni défendus pour leur acte meurtrier. Condamner sans équivoque le crime est la seule chose à faire. »

Toujours le 8 janvier, le premier ministre singapourien, Lee Hsien Loong, envoya un message de condoléances au premier ministre français Manuel Valls : « Singapour condamne fermement cet acte de terreur sauvage. C’est encore un autre rappel de la menace posée par le terrorisme à toutes les sociétés civilisées, et il serait totalement faux d’invoquer la religion pour justifier une telle sauvagerie. Mes pensées sont avec le peuple français au cours de cette période difficile. »

Miel, un dessinateur singapourien a illustré les choses à sa manière comme beaucoup de caricaturistes à travers le monde: MielLe 12 janvier, le ministre des Affaires Etrangères, K. Shanmugam, s’est rendu à l’ambassade de France pour y signer un cahier de condoléances. La liberté d’expression n’est pas sans limites à Singapour, et le ministre a souligné de manière très diplomatique que Singapour n’était pas la France : « La liberté d’expression est une valeur universelle, mais pratiquée un peu différemment dans chaque pays. Compte tenu du contexte et des sensibilités historiques de Singapour, par exemple, la République a mis une limite à la liberté d’expression quand il y a insulte à une autre religion ou une race […]. Pour nous, nos limites sont nées de la menace communiste dans les années 50 et 60, des émeutes raciales qui ont eu lieu et de la fragilité de nos relations entre races et religions […]. Mais permettez-moi d’être clair, rien ne justifie les meurtres et j’ai demandé à notre ambassadeur à Paris de se joindre à la marche pour l’unité. »

"Soyons clairs, ce qui est arrivé n’a rien à voir avec la religion ... une race particulière ... une nation particulière. Il s’agit là de fous, de malades qui ont été endoctrinés."

« Soyons clairs, ce qui est arrivé n’a rien à voir avec la religion … une race particulière … une nation particulière. Il s’agit là de fous, de malades qui ont été endoctrinés. » K. Shanmugam

Le contexte singapourien est en effet différent, et les lois sont strictes et répressives en ce qui concerne la critique de la religion (voir mon article sur le sujet : La politique inter-religieuse de Singapour). Un autre dessinateur singapourien, Leslie Chew, illustre le sujet avec beaucoup moins de diplomatie:

J’ai été choqué d'apprendre l'attaque brutale à Paris.  C’est encore un autre rappel de la menace posée par le terrorisme à toutes les sociétés civilisées.  Nous condamnons fermement cet acte sauvage de la terreur…  et nous avons intensifié nos patrouilles de sécurité et de surveillance.  Les terroristes n’auront aucune chance ici!  Bien avant qu'ils puissent même attaquer nos caricaturistes, ceux-ci auront déjà été arrêtés par nous sur de fausses accusations de sédition!

J’ai été choqué d’apprendre l’attaque brutale à Paris.
C’est encore un autre rappel de la menace posée par le terrorisme à toutes les sociétés civilisées.
Nous condamnons fermement cet acte sauvage de la terreur…
et nous avons intensifié nos patrouilles de sécurité et de surveillance.
Les terroristes n’auront aucune chance ici!
Bien avant qu’ils puissent même attaquer nos caricaturistes, ceux-ci auront déjà été arrêtés par nous sur de fausses accusations de sédition!

Cela ne veut pas dire que ce qui s’est passé en France ne pourrait pas se produire ici. En Asie du Sud-Est aussi, on assiste à une montée du radicalisme religieux. Ce qui se passe par exemple chez notre voisin, la Malaisie, en matière de tolérance religieuse est inquiétant, et il suffit souvent d’un illuminé pour que le pire se produise.

J’espère que le drame que nous venons de vivre permettra de réveiller ou même d’éveiller les consciences à l’importance et l’urgence du dialogue inter-religieux. Pour conclure, je dirais que je me retrouve assez bien dans les mots de Frédéric Lenoir : « Lorsqu’un individu subit un puissant choc traumatique, il peut s’écrouler. Il peut aussi lutter et trouver dans l’épreuve de nouvelles forces qui l’aideront non seulement à se relever, mais aussi parfois à grandir et à se surpasser. On appelle cela la résilience. On peut appliquer ce concept aux peuples. Les Français, qui semblaient si déprimés, résignés et plus divisés que jamais, sont en train de se mobiliser – au-delà de tous les clivages politiques, sociaux et religieux – pour refuser la dictature de la terreur et défendre les valeurs phares de notre République : la liberté d’expression et l’acceptation de la diversité de pensée et religieuse. Bien que profondément choqués par ces actes de barbarie inouïe, ils répondent par la compassion, par l’envie de résister, d’être solidaires et de dire haut et fort « non » à toute forme de violence meurtrière qui tentent d’abattre ces principes. Les Français ont donc choisi la résilience plutôt que l’accablement ou la peur. » (Le Monde – Dimanche 11 – lundi 12 janvier 2015)

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