L’importance des relations interreligieuses à Singapour

Je reprends ici un article publié dans l’édition de Singapour du Petit Journal

Une intense collaboration interreligieuse est nécessaire pour maintenir la cohésion sociale dans ce pays à forte diversité religieuse, alors que les religions servent d’alibi dans maints conflits dans le monde. En collaboration avec François Bretault, catholique engagé depuis longtemps dans les relations interreligieuses, Lepetitjournal.com vous présente les organisations qui œuvrent dans ce domaine et comment elles coopèrent.

Le cardinal de Singapour reçoit des représentants de diverses religions à l'occasion de Noël.
Rencontre interreligieuse devant l’autel de l’église Saint Joseph à l’occasion de Noël (@ SJCVS)

Écrit par Jean-Michel Bardin

Publié le 16 avril 2024, mis à jour le 17 avril 2024

Singapour, champion de la diversité religieuse

En 2012, le Pew Research Center, centre de réflexion américain indépendant, a publié un rapport sur les religions dans 232 pays ou territoires. 8 groupes religieux ont été retenus : bouddhistes, chrétiens, religions traditionnelles ou populaires (chamanisme, aborigène, culte des ancêtres, …), Hindouisme, Islam, Judaïsme, ceux affiliés à d’autres religions (Bahaïsme, Jainisme, Shintoïsme, Sikhisme, Taoïsme, Zoroastrisme, …), et ceux non affiliés à une religion (athéistes ou agnostiques).

Dans ce cadre, un indice de diversité a été calculé selon une méthodologie utilisée pour mesurer la concentration dans divers domaines. Le résultat est un score allant de 0 à 10, 0 correspondant au cas où toute la population est affiliée à une seule religion, 10 correspondant au cas où la population se partage également entre les 8 groupes religieux identifiés.

Avec un indice de 9, Singapour se classait de loin premier au niveau mondial, suivi de Taiwan (indice 8,2) et le Vietnam (indice 7,7). Remarquons qu’avec un indice relativement élevé de 5.9, la France est classée 27ème, seconde seulement en Europe derrière les Pays-Bas. La composition religieuse des pays étant assez stable, ce classement n’est probablement pas très différent aujourd’hui.

Singapour est champion mondial en matière de diversité religieuse.

 

Un risque dans un monde où les tensions tendent à utiliser les religions

Même si la plupart des religions prêchent la paix, elles servent souvent d’étendards pour des groupes sociaux ou politiques cherchant à s’affirmer, voire des extrémistes en quête de pouvoir. Notre histoire regorge de croisades et de guerres de religion. Aujourd’hui, cela est évident avec les actions de l’état islamique et de Al-Qaïda. Mais l’Islam n’a pas le monopole de l’usage pervers de la religion : il suffit d’observer les crimes des white supremacists chrétiens aux États Unis ou en Nouvelle Zélande, ou même les revendications des bouddhistes en Birmanie et à Sri Lanka.

Avec sa diversité religieuse, Singapour n’est pas à l’abri de l’extrémisme religieux. De fait, plusieurs tentatives ont été enregistrées ces dernières années, heureusement tuées dans l’œuf grâce à la vigilance et l’efficacité des services de sécurité, toujours sur leurs gardes. Pas plus tard qu’en novembre dernier, un Singapourien de 16 ans, séduit par l’idéologie white supremacist sur Internet, a été interpellé par la police : il projetait de faire des attentats à l’étranger contre les communautés ciblées par les white supremacists. En 2020, un autre jeune Singapourien de 16 ans a été arrêté alors qu’il projetait des attaques à la machette contre des musulmans dans deux mosquées de Singapour.

L’influence croissante des réseaux sociaux, et plus récemment le conflit au Moyen Orient n’ont fait qu’amplifier les risques.

Un arsenal législatif veillant à promouvoir l’harmonie entre les communautés et les religions.

En 1964, Singapour a dû faire face à de graves émeutes intercommunautaires. Une des raisons de l’indépendance de Singapour par rapport à la Malaisie en 1965 était d’ailleurs de créer un état où aucune religion ou race n’était privilégiée. Mais, conscient des risques inhérents à la diversité religieuse du pays, le Parlement a voté en 1992, après trois ans d’études et consultation de la population, le Maintenance of Religious Harmony Act. Cette loi est basée sur deux principes : d’une part, la modération et la tolérance dans la pratique des religions, pour éviter malentendus ou provocations, et, d’autre part, la séparation entre la religion et la politique, pour éviter de faire des religions un instrument de propagande politique. Les personnes ou organisations qui enfreignent ces principes peuvent se voir interdire de communiquer pendant un certain temps.

Cela débouche sur une forme de laïcité bien différente de celle en vigueur en France : il ne s’agit pas de gommer les différences en poussant les gens vers un modèle unique (assimilation), mais de promouvoir une société plurielle ou chaque communauté et religion peut s’épanouir librement, dans la mesure où elle respecte les autres.

Avec la montée en influence des réseaux sociaux, cette loi a été amendée en 2022 avec trois volets : protéger les organisations religieuses locales contre les influences étrangères, notamment sous forme financière ; accélérer les procédures contre les personnes qui enfreignent la loi ; leur proposer des travaux communautaires de réhabilitation au lieu d’une poursuite judiciaire.

De plus, à la suite des tensions consécutives au 11 septembre 2001, le gouvernement en liaison avec les divers groupes religieux établit en 2003 un code de conduite dans le domaine religieux, la Declaration of Religious Harmony :

WE, the people in Singapore, declare that religious harmony is vital for peace, progress and prosperity in our multi-racial and multi-religious Nation. We resolve to strengthen religious harmony through mutual tolerance, confidence, respect and understanding. We shall always recognise the secular nature of our State, promote cohesion within our society, respect each other’s freedom of religion, grow our common space while respecting our diversity, foster interreligious communications, and thereby ensure that religion will not be abused to create conflict and disharmony in Singapore.

Par ailleurs, des Inter-Racial Confidence Circles, rebaptisés depuis Racial and Religious Harmony Circles, ont été mis en place dans chacune des 93 circonscriptions électorales de Singapour pour promouvoir cette déclaration, qui est lue chaque année dans toutes les écoles à l’occasion du Racial Harmony Day.

Un atout de Singapour dans la collaboration interreligieuse est que la plupart des religions ont un leader qui peut représenter son obédience et émettre des directives à l’attention de ses coreligionnaires. Cela a été particulièrement important au lendemain du 7 octobre 2023, quand le Grand Mufti de Singapour a envoyé une lettre de compassion au Grand Rabbin, et que celui-ci a répondu favorablement, de façon à réduire les tensions entre musulmans et juifs sur l’île.

L’IRO, la plus ancienne organisation interreligieuse au monde

Les autorités publiques n’ont pas été les seules à identifier le risque de conflit interreligieux et à chercher à le réduire. Dès 1949, sous l’impulsion d’un érudit musulman pakistanais, Mohamed Abdul Aleem Siddiqui, des représentants de l’Islam, des églises chrétiennes, du Bouddhisme, de l’Hindouisme, du Sikhisme, et du Judaïsme se sont réunis pour former une alliance de paix. C’était le début de l’IRO (InterReligious Organisation). Ce groupe s’est élargi au fil des années. Il comporte aujourd’hui 10 religions « officiellement » reconnues : les six membres fondateurs ont en effet été rejoints par les taoïstes, les jaïnistes, les zoroastriens, et les bahaïs. Il faut bien se souvenir qu’à cette époque, la plupart des religions se considéraient comme la seule vérité et décourageait les contacts avec les autres. Concernant le catholicisme par exemple, il a fallu attendre le concile Vatican II (1962-1965) pour que les croyants soient encouragés à dialoguer avec les autres religions.

C’est l’IRO qui a proposé en 1950 au gouvernement encore colonial de l’époque de revoir la liste des jours fériés, pour qu’elle soit plus équilibrée entre les différentes religions. L’IRO est aussi intervenu en 1950 pour calmer les esprits suite aux émeutes consécutives à l’affaire Maria Hertogh : un jugement avait rendu cette jeune fille baptisée catholique à ses parents hollandais, alors qu’elle avait été adoptée durant la guerre par une famille malaise qui l’avait éduquée et mariée dans la tradition de l’islam. La communauté malaise, outrée, s’en est alors prise aux autorités, aux européens et aux eurasiens. L’armée dut intervenir et il en résulta 18 morts, 173 blessés et plus de 1000 interpellations. L’IRO intervint de même lors des émeutes intercommunautaires de 1964.

En 1952, l’IRO a commencé à organiser des prières interreligieuses pour célébrer des événements concernant toutes les communautés, comme par exemple la commémoration de la seconde guerre mondiale ou, plus récemment, des victimes de la pandémie. Cette organisation a depuis produit de nombreuses publications plaidant pour la compréhension et l’harmonie interreligieuse.

L'IRO est la plus ancienne organisation interreligieuse au monde.
Les membres de l’IRO priant en commun (@ IRO)

Le CIFU, pour une approche de terrain

En 2019, à l’instigation de Mohamed Imran, partisan renommé de la cause interreligieuse à Singapour, une dizaine de personnes de bonne volonté de diverses religions se sont réunies sur le  constat que certaines problématiques interreligieuses n’étaient pas couvertes par l’IRO: d’une part, l’IRO ne reconnait que 10 religions, de nombreux courants religieux, certes minoritaires, n’y étant pas représentés ; d’autres part, cet organisme institutionnel très formel a du mal à traiter des questions pratiques quotidiennes qui se posent au carrefour des différentes religions. C’est ainsi qu’a été créé le Centre pour la Compréhension Interreligieuse (CIFU), ONG qui promeut une communauté engagée avec une compréhension approfondie des idées et pratiques. C’est un pont entre les livres et le terrain.

Cette organisation se veut inclusive, embrassant la diversité (comme par exemple les non-croyants, ou les minorités religieuses), en particulier ceux en marge (comme les LGBT, ou les migrants). C’est un groupe d’individus qui ne prétendent pas représenter leurs religions ou les groupes auxquels ils appartiennent, mais seulement eux-mêmes en toute sincérité. Leurs actions sont guidées par une connaissance solide et une expérience approfondie de leur foi, tout en étant ouverte aux nouvelles idées et expériences. Ils prennent position contre la haine, la violence et la division et promeuvent la solidarité au-delà des différences pour des valeurs universelles et humanistes, et ainsi parvenir à une transformation du cœur et de l’esprit.

Le CIFU travaille souvent en lien avec des associations telles que le Dialogue Centre entre autres, pour promouvoir le dialogue interreligieux dans la société singapourienne. Il encourage la recherche académique sur des sujets comme les mariages interreligieux. Il publie des ouvrages comme un livre sur les relations entre chrétiens et musulmans à Singapour depuis l’indépendance. Il organise des séminaires et des conférences, en invitant des experts tels que Francis Xavier Clooney, un prêtre jésuite américain et spécialiste de l’hindouisme. Il fournit une expertise pour le travail interreligieux et conduit des formations dans ce domaine. Enfin, il organise des événements interreligieux, comme Sojourners, un festival de musique.

Le CIFU organise des rencontres interreligieuses.
Rencontre interreligieuse au CIFU (@ CIFU)

D’autres initiatives contribuent à la coopération et à l’harmonie interreligieuse à Singapour

Celles citées ci-après sont loin de constituer une liste exhaustive.

Certaines religions ont désigné des personnes ou des cellules spécialement en charge du dialogue interreligieux, comme par exemple le Harmony Centre, pour l’Islam ou le conseil archidiocésain pour le dialogue interreligieux, pour l’église catholique.

The Whitehatters, petite ONG, chercher à promouvoir une société harmonieuse qui transcende les barrières religieuses, raciales et sociales, par exemple en organisant des conférences, chacune visant à répondre à toutes sortes de questions pour mieux comprendre une religion donnée, des événements rassemblant des Singapouriens et des non Singapouriens, ou des échanges sur des problèmes intercommunautaires souvent laissés dans l’ombre.

Fondées en 2015, hash.peace et Interfaith Youth Circle sont des associations dirigées par des jeunes qui s’engagent à catalyser les conversations et à développer des programmes qui contribuent à une harmonie sociale durable.

Il est intéressant de noter que la plupart de ces organisations ont été initiées par des musulmans dans un contexte grandissant d’islamophobie et de désinformation, montrant ainsi la volonté de la communauté musulmane locale d’afficher un autre visage de l’islam.

 

Les diverses formes de dialogues interreligieux

Le dialogue interreligieux est en fait à la portée de tous et peut prendre de nombreuses formes. Les organisations mentionnées précédemment mènent des actions très diverses, car les possibilités d’échanges et de dialogue sont variées.

Le dialogue de vie est quotidien à Singapour où les communautés sont mélangées. On parle parfois des 5 F : la nourriture (Food), les fêtes (Festivals), les visages (Faces) et les vêtements (Fashion), tous unis sous le même drapeau (Flag). Chacun a un voisin, un collègue ou un ami qui est d’une autre croyance que la sienne.

Le dialogue d’action se focalise sur la collaboration dans des projets sociaux ou environnementaux, montrant que les actions concrètes peuvent renforcer les liens interreligieux. Il s’agit souvent de réunir les forces de chacun pour venir en aide aux plus démunis. Durant le Ramadan qui vient de se terminer, par exemple, une soixantaine de personnes de milieux défavorisés ont été invitées, à l’initiative d’organisations interreligieuses, pour la rupture du jeûne à un dîner dans un hôtel de la ville.

Le dialogue des idées n’est pas réservé qu’aux experts. On ne parle pas d’ailleurs de débat, car il n’y a pas de confrontation. Chacun est en fait un expert de son expérience de vie et de son expérience de foi. Cela peut passer bien sûr par le dialogue théologique lors de séminaires, mais à Singapour il s’agit la plupart du temps de conversations en petits groupes sur des sujets sensibles comme la peine de mort ou le racisme.

Le dialogue de prière, à l’exemple des rencontres d’Assise commencées en 1986 encourage les croyants à prier ensemble, malgré leurs différentes approches du divin, ou bien aussi prier les uns pour les autres, comme les échanges épistolaires entre le Mufti de Singapour et le Rabbin l’ont souligné.

Le dialogue en ligne est plus récent et a pour but d’avoir une présence positive sur les médias sociaux. Cela peut aller de simples vœux à l’occasion d’une fête religieuse à une présentation de ce qui se fait pour la construction d’une société plus harmonieuse.

Chacun de ces dialogues joue un rôle clé dans la construction d’un monde plus pacifique et compréhensif, en mettant en avant la richesse de la diversité des croyances.

Terminons sur une note plus légère avec Interfaith with a sense of humour, une page Facebook gérée par François Bretault et réservée aux initiés. De nombreux experts du dialogue interreligieux, mais pas seulement, s’y retrouvent pour échanger en utilisant un autre outil, l’humour. Parfois, l’humour peut poser des questions profondes de manière légère, incitant les gens à réfléchir à leurs propres croyances et pratiques d’une manière qu’ils n’avaient peut-être pas envisagée auparavant. Le message est simple : rire de soi-même, prendre du recul, permet un dialogue très enrichissant. Le point de départ en étant l’humilité…

Interfaith with a sens of humour dédramatise les tensions interreligieuses.
Interfaith with a sense of humour

Les défis des familles interreligieuses à Singapour et au-delà

(Ce texte est la traduction d’un article que j’ai écrit en anglais et que vous trouverez ici: Challenges of interfaith families in Singapore, and beyond.)

Au cœur de l’Asie, où la diversité prospère et les traditions abondent, l’intersection de la foi et de la famille est un lieu où l’amour et la compréhension doivent trouver un moyen de coexister pacifiquement.

Les mariages interconfessionnels sont en augmentation. À Singapour, un mariage sur trois est une union interreligieuse. Que nous l’approuvions ou non, de nombreuses personnes choisissent de s’engager dans des relations interreligieuses. Il est donc essentiel de réfléchir aux moyens d’aider ces couples à surmonter les difficultés qu’ils peuvent rencontrer.

Certains problèmes rencontrés par les familles interreligieuses peuvent être très pratiques et il est parfois difficile de trouver du soutien.

Prenons le cas de Marie, une catholique qui a épousé un hindou. Il est décédé il y a de nombreuses années, mais la famille de son mari l’a bien accueillie et s’est occupée d’elle. Cependant, lorsque Marie est décédée à son tour, sa famille hindoue ne savait pas quoi faire pour les rites funéraires.

Fadhilah, musulmane, et Ronald, catholique, sont mariés depuis de nombreuses années. Cependant, leur union se heurte à la résistance de la famille musulmane de Fadhilah, qui hésite à se rendre chez eux en raison de la présence d’alcool, contradictoire avec leurs croyances musulmanes.

Le Centre pour la compréhension interreligieuse (CIFU), une organisation interreligieuse de Singapour, s’efforce de trouver des moyens d’aider les familles interconfessionnelles dans leurs difficultés quotidiennes. L’organisation recueille actuellement les histoires de couples interreligieux, documentant leurs épreuves, leurs joies et la tapisserie unique de l’amour qu’ils créent.

Le livre de ces histoires a pour but de réconforter et d’inspirer les couples confrontés à des situations similaires, afin de les rassurer sur le fait qu’ils ne sont pas seuls dans leur parcours unique. De plus, CIFU espère mettre en lumière les expériences de ceux qui vivent ces relations interreligieuses et leurs relations avec les institutions religieuses, dont le soutien est souvent limité.

Dans le cadre du dialogue interreligieux, nombreux sont ceux qui soulignent l’importance de vivre en harmonie, d’accepter les différences et d’apprendre à aimer les personnes d’autres confessions afin de créer une société plus inclusive. Cependant, lorsqu’il s’agit de la plus petite unité de la société – la famille – on rencontre souvent un malaise lorsque deux personnes de confessions différentes décident de s’unir par le mariage.

Traditionnellement, les mariages interreligieux ne sont pas encouragés et, dans certains pays, ils sont même considérés comme illégaux. Il est compréhensible de s’interroger sur la sagesse d’un mariage interreligieux. Si l’on accorde une grande importance à sa religion, pourquoi s’exposer à des problèmes potentiels en épousant une personne d’une autre confession ?

Les dirigeants des communautés religieuses reconnaissent l’importance du dialogue interreligieux ce qui est réconfortant. La scène interreligieuse à Singapour est plus vivante que jamais et il n’est pas surprenant qu’en devenant cardinal, l’archevêque de Singapour, William Goh, ait déclaré l’année dernière que ses priorités étaient de promouvoir l’amour et l’unité en encourageant le dialogue interreligieux et en construisant une société plus inclusive. Monseigneur Goh a appelé les catholiques à se joindre à lui dans ces nobles tâches. Cependant, les couples interreligieux éprouvent souvent des difficultés à se tourner vers leurs chefs religieux pour obtenir de l’aide et ils sont parfois amenés à penser qu’ils n’auraient pas dû contracter de tels mariages en premier lieu.

Il est temps que les Églises nationales d’Asie établissent individuellement et collectivement des politiques et des systèmes pour aider et guider les mariages et les familles interreligieuses. Les familles interreligieuses sont davantage une réalité sociale pour l’Église en Asie que pour l’Église dans d’autres parties du monde.

Afin de mettre en lumière les difficultés rencontrées par les familles interreligieuses en Asie et d’explorer les moyens de combler le fossé, l’Initiative pour l’étude des catholiques asiatiques (ISAC), hébergée par l’Institut de recherche asiatique de Singapour, lance une collaboration de recherche avec des universitaires et des praticiens interreligieux.

Le projet cherche à comprendre la dynamique, les défis et les joies vécus par les couples interreligieux et leurs familles dans divers pays d’Asie. Afin d’approfondir la compréhension des familles interreligieuses, l’ISAC vise à établir une plateforme de discussion et de recherche sur les familles et les mariages interconfessionnels. Le but est d’inciter les personnes qui ont des intérêts similaires à partager leurs idées et leurs points de vue.

Pour répondre à ces préoccupations, il est nécessaire de poursuivre la recherche interdisciplinaire, en s’appuyant sur des domaines tels que la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, les études religieuses, et en tirant les leçons des expériences de ceux qui travaillent dans le domaine de la pratique religieuse. S’il est vrai que « la paix commence à la maison », nous devrions accorder une plus grande attention aux familles interreligieuses, car elles incarnent la diversité de notre monde actuel. Au milieu des conflits et des tensions qui se produisent dans le monde, les familles interreligieuses peuvent en effet avoir des leçons précieuses à donner sur la gestion des différences et la promotion de l’harmonie…

Seulement 10 religions ?

Officiellement, Singapour reconnaît 10 religions. L’organisation souvent mentionnée lorsqu’on parle des religions représentées à Singapour est l’IRO (Inter-Religious Organisation). Des représentants de ces 10 religions (les Hindous, les Zoroastriens, les Juifs, les Bouddhistes, les Taoïstes, les Jaïns, les Chrétiens, les Musulmans, les Sikhs et les Bahaïs) en sont membres, la plupart du temps nommés par leurs institutions respectives. Cependant, le paysage religieux singapourien ne se limite pas à ces 10 religions. Les juifs réformés, par exemple, ne sont pas représentés à l’IRO, car ils sont minoritaires par rapport aux juifs orthodoxes. Les témoins de Jehovah sont discrètement présents dans la société, mais pas reconnus officiellement, car certaines de leurs pratiques, telles que le refus de faire le service militaire, sont en contradiction avec la loi singapourienne. Les non-religieux par ailleurs, ne sont pas pris en compte alors qu’ils représentent un quart de la société et représentent, à mon avis, une croyance qu’il faudrait prendre en compte…

Je me suis donc amusé à essayé de faire un panorama plus complet de ce paysage religieux singapourien. À l’aide d’un Padlet, j’ai essayé de présenter cette arborescence religieuse:

Made with Padlet

Je dois le mettre à jour régulièrement, car l’évolution est constante. Si d’ailleurs vous avez des informations complémentaires, notamment concernant le nombre de fidèles de chaque groupe, merci de le mettre en commentaire.

Je trouve fascinant de voir à quel point la petite île de Singapour est une véritable Mosaïque!

Révision de la loi sur le maintien de l’harmonie religieuse

Mise en place en 1990, la loi sur le maintien de l’harmonie religieuse (MRHA : Maintenance of religious harmony act) à Singapour vient d’être révisée, ce lundi 7 octobre, pour répondre aux défis des nouvelles technologies et contrôler l’influence étrangère au sein des organisations religieuses locales. Dans un communiqué, le diocèse catholique de Singapour a souligné qu’il apportait pleinement son soutien au projet de loi : « Les modifications proposées arrivent à point. Il est donc important que le MRHA soit mis à jour afin de pouvoir réagir efficacement à toute nouvelle menace susceptible de nuire à l’harmonie religieuse. Bien que Singapour ait connu la paix et la stabilité au fil des années, l’harmonie religieuse ne doit pas être considérée comme acquise. »

Le 26 août dernier, lors du dîner de gala pour le 70e anniversaire de l’IRO (Inter-Religious Organisation, l’une des plus vieilles organisations interreligieuses du monde), le premier ministre de Singapour, Lee Hsien Loong, avait expliqué la nécessité d’une mise à jour de la loi sur le maintien de l’harmonie religieuse, existante depuis presque trente ans. En prenant des exemples régionaux tels que la montée de l’extrémisme et de l’intolérance au Sri Lanka et aux Philippines, M. Lee avait déclaré que Singapour était, en comparaison, dans une situation « très précieuse, très rare et remarquable ». Il a rappelé aux Singapouriens qu’il fallait « respecter les personnes qui ont une foi différente de la nôtre. C’est le seul moyen de maintenir une culture de tolérance et du vivre ensemble dans un environnement urbain dense… Qu’il s’agisse de brûler des bâtons d’encens au cours du septième mois du calendrier lunaire [tradition taoïste issue de la religion populaire chinoise], de faire sonner l’Adhan [appel à la prière] dans nos mosquées ou bien le son des cloches dans les églises et les temples hindous, nous devons faire des ajustements, nous adapter et faire preuve de tolérance les uns envers les autres ». Lee Hsien Loong vient d’ailleurs de remporter un prix interreligieux international pour son rôle dans le soutien de la tolérance et de l’harmonie à Singapour. La loi sur le maintien de l’harmonie religieuse (MRHA : Maintenance of religious harmony act) avait été présentée au parlement par Lee Kuan Yew, premier ministre de Singapour à l’époque et père du premier ministre actuel, dans les années 1980. Officiellement, il s’agissait de protéger Singapour de la résurgence mondiale du fanatisme religieux, et d’éviter les tensions entre les différentes religions, mais le gouvernement souhaitait surtout empêcher les organisations religieuses de faire trop de politique, afin d’éviter toute possibilité de contestation. En 1987, des laïcs et prêtres catholiques (dont le père Guillaume Arotçarena, des Missions Étrangères de Paris) s’étaient engagés dans l’activisme social et avaient été accusés de fomenter un complot marxiste dans le but de renverser le gouvernement.

Dix religions reconnues officiellement à Singapour

Le MRHA habilite le ministre de l’Intérieur à restreindre les activités des responsables religieux ou de toute autre personne menaçant l’harmonie religieuse. Le but est donc de contrôler ceux qui, sous couvert de la propagation ou de la pratique d’une croyance religieuse, essaieraient de remonter les foules contre le gouvernement, et accessoirement contre les autres religions. En fait, cette loi n’a jamais été utilisée depuis son entrée en vigueur en 1992. « Il existe des restrictions claires concernant ce que les groupes religieux peuvent faire ou ne peuvent pas faire, telles que ne pas s’impliquer dans la politique ou nuire à la paix religieuse », a déclaré le Dr Mathew Mathews, chercheur à l’Institut d’études politiques (IPS). « Bien que la loi n’ait pas vraiment été utilisée, cela ne veut pas dire que personne ne pouvait tomber sous le coup de cette loi. La menace même que la loi pourrait être appliquée a poussé ceux qui se conduisaient d’une manière qui pourrait porter atteinte à la paix religieuse à chercher rapidement le moyen de réparer leur faute. » Cette épée de Damoclès encourage en effet les contrevenants à présenter publiquement leurs excuses, comme ce fut le cas par exemple en avril 2017, lorsqu’un iman venant d’Inde en avait appelé à « l’aide de Dieu pour combattre les juifs et les chrétiens », ou encore en avril 2018, lorsqu’un prédicateur chrétien des États-Unis disait vouloir « repousser un nouveau mouvement musulman moderne ». Les propos guerriers de ce genre ne sont pas pris à la légère dans la cité-État où dix religions sont reconnues officiellement.

Le ministre de l’Intérieur actuel, K. Shanmugam, avait aussi affirmé qu’il fallait actualiser la loi pour faire face aux nouvelles menaces découlant de l’omniprésence d’Internet. « Le monde est devenu très différent. Nous avons maintenant Facebook, Twitter, Google… La haine peut devenir virale en quelques secondes », avait-il expliqué. En tant que ministre de l’Intérieur, il pourra maintenant émettre une ordonnance de restriction immédiate contre les personnes qui attiseraient les tensions religieuses en ligne (il fallait attendre quatorze jours auparavant), et le gouvernement pourra aussi ordonner le retrait immédiat de publications dans les médias sociaux. Un autre amendement à cette loi impose que les postes clés de direction dans les organisations religieuses soient occupés par des citoyens singapouriens ou des résidents permanents, afin d’empêcher toute influence étrangère indue. Les organisations religieuses sont également tenues de déclarer les dons d’une valeur supérieure ou égale à 10 000 dollars singapouriens s’ils sont effectués par des étrangers, ainsi que de révéler toute affiliation avec des groupes religieux établis à l’étranger qui pourraient éventuellement exercer une influence sur elles.

« L’harmonie religieuse ne doit pas être considérée comme acquise »

Les divers groupes religieux de Singapour ont déclaré qu’ils soutenaient ces propositions de changement ; ils avaient d’ailleurs été consultés sur le sujet. Dans un communiqué de presse, le diocèse catholique de Singapour a souligné qu’il apportait pleinement son soutien au « projet de loi sur le maintien de l’harmonie religieuse [MRHA]. Les modifications proposées arrivent à point. Avec l’omniprésence d’Internet et des réseaux sociaux, les messages haineux qui peuvent briser l’harmonie religieuse peuvent se répandre plus rapidement et plus largement qu’auparavant. Il est donc important que le MRHA soit mis à jour afin de pouvoir réagir efficacement à toute nouvelle menace susceptible de nuire à l’harmonie religieuse. Bien que Singapour ait connu la paix et la stabilité au fil des années, l’harmonie religieuse ne doit pas être considérée comme acquise. En tant que société multiconfessionnelle, Singapour est vulnérable aux acteurs étrangers mal intentionnés qui peuvent se servir de la religion pour diviser la société. Les acteurs étrangers peuvent, en particulier, exercer une influence et un contrôle sur les organisations religieuses par le biais de dons ou de fortes affiliations étrangères ».

Les modifications votées permettent à Singapour de se rapprocher des normes internationales en matière de réglementation du discours de haine, admet le professeur Cherian George, un intellectuel généralement très critique envers le gouvernement singapourien. Le gouvernement modifie la manière dont il traite l’injure envers les sentiments religieux, affirme-t-il. Il est important de faire la distinction entre les dommages objectifs et les infractions subjectives causées par un discours antireligieux. « Les gouvernements ont le devoir de protéger les communautés religieuses en interdisant l’incitation à la discrimination et à la violence. Le droit international des droits de l’homme leur permet également d’appliquer des restrictions nécessaires et proportionnées aux discours qui menaceraient l’ordre public.

Cependant, ils ne doivent pas restreindre les propos choquants si leur seul impact réel est de blesser les sentiments des gens », a-t-il ajouté. Dans le cadre de la loi modifiée, si l’État veut punir un citoyen ordinaire pour injure religieuse, il ne suffira pas de montrer qu’il a délibérément blessé les sentiments religieux d’une autre personne (ce qui était le cas auparavant dans le cadre de l’article 298 du Code pénal). Désormais, il faudra montrer que la blessure causée menace l’ordre public. « Cela détourne l’attention des émotions subjectives de personnes qui peuvent être trop facilement offensées, au profit du critère plus objectif de l’ordre public », estime le professeur George. Dans le cadre de ces changements, le gouvernement a également proposé l’introduction d’une « Initiative de réhabilitation communautaire » (IRC, Community remedial initiative), qui permet au ministère de l’Intérieur de résoudre les infractions sans que des poursuites soient nécessaires. Il s’agirait par exemple de faire des excuses publiques ou privées, présentées à la communauté affectée, ou encore de participer à des événements interreligieux pour mieux comprendre cette communauté. Le ministère de l’Intérieur a souligné que cette IRC serait volontaire et qu’elle serait prise en compte pour déterminer s’il convient ou non de poursuivre la personne ayant commis l’acte incriminé.

« Ils ont vraiment contribué à la croissance de Singapour en tant que société »

Lors du Grand Prix de Formule 1, qui se déroulait à Singapour il y a quelques jours, Sheena Phua, une « influenceuse », se plaignait des deux spectateurs assis devant elle en publiant une photo sur Instagram : « Deux énormes obstacles ont décidé de sortir de nulle part » avait-elle commenté. Or, il s’agissait de deux sikhs, facilement reconnaissables à leur turban. Les réseaux sociaux se sont enflammés, l’accusant d’être raciste et insensible aux différences culturelles et religieuses. Par la suite, elle a dû s’excuser en soulignant que son message avait été mal interprété – mais loin de se sentir offusqués, des jeunes de la communauté sikhe de Singapour ont invité Mlle Phua dans un temple sikh pour qu’elle y découvre la communauté et ses traditions. « Je n’ai jamais vraiment cherché à comprendre les pratiques religieuses des autres. Pour beaucoup de jeunes, les questions dont nous discutons tournent autour de banalités telles que la mode, les commérages et les voyages », a-t-elle confié, ajoutant qu’elle espérait avoir d’autres opportunités pour interagir avec des groupes minoritaires. « Ils ont vraiment contribué à la croissance de Singapour en tant que société », a-t-elle poursuivi. Il est possible que la révision de la loi sur le maintien de l’harmonie religieuse qui vient d’être votée à Singapour ne soit en fait jamais utilisée, mais continue à encourager chacun à y mettre un peu du sien…

Le Ramadan vu par McDonald’s…

Je ne suis pas un fan de la pub, loin de là, mais il faut bien avouer que parfois les pubs sont très bien faites… McDonald’s est d’ailleurs très fort dans le domaine. Une publicité, présentée par McDonald’s Singapour pour le mois du ramadan, est un rappel sympathique de ce que les Singapouriens partagent malgré la diversité religieuse présente ici.

La publicité présente un livreur de McDonald’s lors d’une journée typique de sa vie durant le Ramadan. Il fait les livraisons comme à son habitude, bien qu’il soit en train de jeûner, il donne un coup de main pour aider les autres, comme il est sensé le faire, surtout pendant le Ramadan.

La publicité se termine par une livraison à un non-musulman, qui remarque qu’il est l’heure pour le livreur de rompre son jeûne. Le client l’invite à le faire en partageant son repas avec lui. La publicité se termine par le slogan: « Partagez l’esprit du Ramadan ».

Je me suis permis d’y ajouter les sous-titres en français…

 

21 mai 1987 : Le jour où l’Action Catholique s’est retrouvée en prison.

Je viens de finir un livre très enrichissant et informatif : « 1987 Singapore’s Marxist Conspiracy, 30 Years On». Tout comme « Beyond the blue gates » et « Singapour vu d’en bas- Chronique d’un Basque en Asie », ce livre relate les événements de 1987, plus connus sous le nom de code « Operation Spectrum ». Lorsque je suis arrivé à Singapour en 1990, je sentais bien qu’il y avait un malaise au sein de l’église catholique, mais je n’arrivais pas vraiment à mettre le doigt dessus. Il m’aura fallu presque 30 ans pour enfin comprendre…

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Le 21 mai, au petit matin, 16 personnes sont arrêtées à leur domicile au nom de l’Internal Security Act[1], sous prétexte d’une implication présumée dans « une conspiration marxiste visant à renverser le système social et politique existant à Singapour, en utilisant les tactiques communistes unifiées, dans le but d’établir un état marxiste. »

Le 20 juin 1987, six autres personnes sont arrêtées, portant le nombre total de détenus à 22. Le gouvernement prétend que le cerveau derrière le soi-disant complot marxiste est Tan Wah Piow, ancien président du syndicat des étudiants de l’Université de Singapour qui était en exil à Londres depuis 1976. Son bras droit à Singapour serait Vincent Cheng, un employé à plein temps, travaillant pour l’église catholique à la commission Justice et Paix.

Voici le portrait de certains détenus :

Vincent Cheng, alors âgé de 40 ans, était le secrétaire exécutif de la Commission Justice et Paix de l’église catholique. Il avait été séminariste à l’époque du concile Vatican 2 et était particulièrement sensible aux questions sociales. Il avait aussi travaillé avec le père Guillaume Arotçarena[2], dans son centre de Geylang (Centre catholique pour les travailleurs étrangers) pour venir en aide aux domestiques philippines souvent maltraitées par leurs employeurs.

Ng Bee Leng, 23 ans, une employée à temps plein au Centre catholique pour les travailleurs étrangers. Elle a été étudiante à l’École polytechnique de Singapour où elle était présidente de l’Union des étudiants.

Kevin de Souza, 26 ans, diplômé de la Faculté de droit de l’Université de Singapour, il était, au moment de son arrestation, employé de l’Association des étudiants catholiques de l’École polytechnique.

Tang Lay Lee, avocate de 33 ans, était une employée de la JOC (Jeunesses Ouvrières Chrétiennes) de Singapour.

 

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Catholic News (14 juin 1987)

 

Il s’agissait donc de jeunes intellectuels catholiques, impliqués dans les questions sociales de leur époque, conformément au discours social de l’Église. Le gouvernement singapourien voyait leurs activités d’un très mauvais œil, car ils remettaient en question certains mécanismes qui contribuaient à la croissance économique extraordinaire de Singapour, comme par exemple, les conditions de travail des immigrés, ou les salaires des ouvriers.

Réaction de l’église

Dans un premier temps, l’archevêque de Singapour, Mgr Gregory Yong, a manifesté son soutien pour les détenus en publiant une lettre pastorale où il affirma que l’église catholique était contre les idées marxistes, mais qu’elle devait continuer sa mission et que celle-ci concernait notamment la justice sociale. Dans sa lettre, l’archevêque exprima sa confiance et son soutien pour les organisations catholiques incriminées par le gouvernement. Une messe présidée par Mgr Yong, accompagné de 23 prêtres, fut même organisée le 27 mai en soutien aux détenus, et plus de 2500 personnes y participèrent.

Gregory Yong

Mgr Gregory Yong

Quelques jours plus tard, le premier ministre de l’époque, Lee Kuan Yew, demanda à rencontrer Mgr Yong avec une délégation de responsables catholiques pour discuter des arrestations. Ce fut alors que tout changea. Les détails autour de cet entretien sont bien relatés dans le livre et ils permettent de voir comment Mgr Yong, qui avait une nature plutôt timide, se retrouva piégé et obligé de faire une déclaration hâtive, devant les caméras, dans laquelle il donna l’impression de se désolidariser des détenus. On venait de lui montrer entre autres la déclaration de Vincent Cheng, avouant qu’il utilisait l’église catholique pour propager ses idées marxistes (Vincent Cheng et d’autres détenus firent des « aveux » après avoir passé plusieurs jours sans sommeil dans des salles d’interrogation glaciales tout en étant brutalisés physiquement[3]).

“Le gouvernement ne maltraite pas les détenus. Cependant, on exerce une pression psychologique sur les détenus pour qu’ils disent la vérité … la vérité ne serait pas connue sans la pression psychologique exercée pendant l’interrogatoire.”

Lee Hsien Loong (actuel premier ministre), 1988

Les raisons derrière les arrestations

Je me suis longtemps posé la question de la réaction de l’archevêque de l’époque. Je l’ai d’ailleurs rencontré à plusieurs reprises dans les années 90, mais n’ai pas osé lui demander pourquoi il avait abandonné ces chrétiens engagés auprès des plus pauvres de la société. La pression semble avoir été trop forte pour lui, il avait à cœur son rôle d’évêque et voulait sans doute éviter l’arrestation de certains de ses prêtres fortement impliqués dans les organisations ciblées par le gouvernement. Son prédécesseur, Mgr Olçomendi (un français), était très sensible à la doctrine sociale de l’Église, en plein essor depuis Vatican 2. Celui-ci avait, par exemple, nommé le père Joseph Ho aumônier à plein temps de la JOC et lui avait demandé de loger dans un appartement au cœur du complexe industriel de Jurong, à l’Est de Singapour.

Le père Ho fut l’un des quatre prêtres visés par l’Opération Spectrum de 1987. Il avait mis en place un centre d’accueil pour les ouvriers à Jurong, et ce fut pour beaucoup un lieu de rencontre et partage d’expériences dans le but d’améliorer les conditions de travail des ouvriers. En 1976, les ouvriers d’une entreprise américaine fabricant des sacs plastiques firent grève. La répression fut sévère et le gouvernement se rendit sans doute compte à ce moment-là que l’idéologie sociale catholique pouvait faire tanguer le bateau… Le père Ho a également contribué à introduire les sujets de justice sociale dans le programme d’études du séminaire. De 1975 à 1987, il fut le président de la commission Justice et Paix, et c’est lui qui y fit venir Vincent Cheng.

Guillaume Arotçarena fonda le « Geylang Catholic Center » où, secondé par un groupe de laïcs, il s’occupait très activement des prisonniers, des drogués et aidait les employées de maison étrangères, présentes en nombre dans les familles singapouriennes mais dénuées alors de tout droit et protection. Plusieurs avocats les représentaient gratuitement pour traîner en justice des employeurs sans scrupules.

Deux autres prêtres, Patrick Goh et Edgar K D’Souza, étaient aussi dans le collimateur de Lee Kuan Yew, pour des raisons similaires. Ils ont tous démissionné de leurs fonctions et par la suite, ont dû soit quitté Singapour, soit gardé un profil bas, en évitant de s’impliquer dans les problèmes de société. Sans doute était-il plus facile de s’en prendre à des laïcs qu’à des prêtres pour ne pas choquer les foules.

Les personnes arrêtées étaient en fait jugées trop enclins à s’occuper de problèmes sociaux, et par voie de conséquence, nourrissaient l’opposition populaire à certaines orientations socio-politiques du gouvernement. Il faut aussi souligner que des élections approchaient et que le parti au pouvoir depuis l’indépendance (et encore en place aujourd’hui) ne tolérait aucune opposition. J. B. Jeyaretnam à la tête du ‘Workers Party’ lui avait infligé une défaite et était devenu le premier membre de l’opposition élu au parlement en 1981 et réélu en 1984. Plusieurs, parmi les détenus de 1987, avaient participé activement à la campagne électorale du ‘Workers Party’.

Vincent Cheng fut le dernier à être libéré, le 19 juin 1990, sans n’avoir jamais eu de procès, tout comme ses soi-disant ‘complices’…

« Ce n’est pas une pratique, et je ne laisserai pas les subversifs en liberté simplement du fait que je doive tout présenter contre eux devant un tribunal ou fournir des preuves qui résisteront aux règles strictes de ce tribunal. »

Lee Kuan Yew, 1988

Et aujourd’hui ?

Toute cette histoire continue, même aujourd’hui, à empoisonner l’église catholique singapourienne. En 2012, Mgr Chia, alors évêque de Singapour, avait exprimé, dans une lettre, son soutien à une commémoration, organisée par l’association Function 8 pour marquer le 25e anniversaire de l’Opération Spectrum. Il avait lui-même accompagné Mgr Gregory Yong lors de l’entretien avec Lee Kuan Yew en 1987 et avait donc été témoin de la farce médiatique… Il a néanmoins dû faire marche arrière rapidement et finalement se désolidariser de l’association, comme le soulignait à l’époque le journal « La Croix » : l’Archevêque catholique au centre d’une controverse.

Guillaume Arotcarena

Le père Guillaume Arotçarena au Catholic Center

A la mort du père Guillaume Arotçarena, en 2015, une messe fut célébrée par l’actuel archevêque de Singapour, Mgr William Goh. Théologien plus que pasteur, il fit appel au pardon des uns et des autres, et souligna dans son homélie que la première leçon a tiré des évènements de 1987, c’est que la mission sociale de l’Église est principalement spirituelle. « La mission sociale de l’Église est une expression de la proclamation de l’Évangile », a-t-il dit. « L’Église ne doit jamais être réduite à une organisation humanitaire. Nous ne sommes pas une autre ONG. » Autant dire que la doctrine sociale de l’Église n’est pas à l’ordre du jour.

Pour moi qui ai bercé dans l’Action Catholique toute ma jeunesse, je ne peux m’empêcher de ressentir un vide au sein de l’église singapourienne.  Le manque de conscientisation aux problèmes sociaux et la peur de l’engagement sont flagrants. Il suffit de prendre l’exemple de la peine de mort. Les trois derniers papes se sont longuement exprimés contre la peine capitale, mais les archevêques successifs ici se contentent d’approuver le gouvernement quand il assouplit la législation, sans pour autant envisager l’abolition de la pendaison. Les montées aux créneaux sont rares, pour ne pas dire inexistantes. Le 21 mai 1987 reste très présent dans la mémoire collective, et la majorité silencieuse est de fait, silencieuse…

“ Même si je n’avais pas accès aux renseignements de l’État, d’après ce que je savais d’eux, la plupart étaient des activistes sociaux, mais pas pour renverser le système.”

Tharman Shanmugaratnam (ministre actuel), 2001

 

[1] un décret (vestige de la colonisation anglaise) qui permet aux autorités singapouriennes d’arrêter quelqu’un sans jugement pour une période de temps indéfinie.

[2] https://mothership.sg/2015/01/french-catholic-priests-story-on-social-work-in-1980s-geylang-revealed-the-vibrancy-of-civil-society-back-then/

[3] Ils feront une déclaration dans ce sens à leur sortie de prison et seront immédiatement réincarcérés.

Le Feng Shui à Singapour

Dans un pays où les croyances sont multiples, les mélanges et les superstisions ne sont pas rares. Le Feng Shui est une croyance de tradition chinoise, qui est présente partout à Singapour, notamment dans l’architecture. Il s’agit d’être en harmonie avec son environnement pour faciliter le flot des énergies vitales. Je viens de lire un très bon article sur le sujet, écrit par un excellent blogueur qui vit à Singapour: Louis.

Bonne lecture:

Superstitions à Singapour : l’impact insoupçonné du Feng Shui

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Halimah Yacob, femme, musulmane et présidente de la République de Singapour.

Halimah Yacob, musulmane de la minorité malaise, est devenue présidente de la République de Singapour : c’est la seule candidate à avoir obtenu un « certificat d’éligibilité » aux élections présidentielles.

Lundi 11 septembre, le comité électoral a confirmé que les élections présidentielles de Singapour n’auront pas lieu. Halimah Yacob, 63 ans, présidente du Parlement jusqu’à sa démission en août dernier, est la seule des trois candidats à avoir obtenu un « certificat d’éligibilité » aux élections. Celles-ci, réservées exclusivement aux candidats de la minorité malaise de Singapour, auraient dû se tenir le 23 septembre.

La présidente de la République aura essentiellement un rôle cérémoniel, comme ses prédécesseurs, car l’exécutif est entre les mains du Premier ministre Lee Hsien Loong (fils de Lee Kuan Yew, le ‘père de la nation’). Elle détient néanmoins des pouvoirs de veto sur la nomination des postes clés du gouvernement et l’utilisation des réserves financières de Singapour. Normalement, l’accession à ce poste d’une femme issue d’une minorité, qui plus est, musulmane pratiquante portant le voile, dans un Etat laïque et majoritairement chinois (1) devrait être considérée comme une percée remarquable. Cette victoire facile est en fait très controversée.

Une figure publique reconnaissable

Le 6 août dernier, Madame Halimah Yacob annonçait qu’elle se présenterait aux élections présidentielles. « Je fais confiance aux Singapouriens pour voir au-delà du voile, au-delà de la religion, au-delà de la race, au-delà du genre, car c’est ce qui est à la base de notre système » affirmait-elle. Pourtant les Singapouriens ne lui reprochent ni sa religion, ni le fait qu’elle soit une femme. La critique qui revient le plus souvent est le fait d’avoir nié son héritage indien et de prétendre être indépendante alors qu’elle est un ‘produit’ du PAP, le Parti de l’Action du Peuple, au pouvoir depuis l’indépendance de la cité-Etat.

Qui est Halimah Yacob ? Son père d’origine indienne et de religion musulmane est mort quand elle avait huit ans. C’est donc sa mère d’origine malaise qui l’a élevée. Les origines ethniques sont importantes à souligner, car cette élection présidentielle, la première de ce genre, était réservée aux candidats de la minorité malaise de Singapour. Or, certains ont mis en doute le fait que Madame Yacob puisse se présenter car la ‘race’ (2) est traditionnellement considérée comme étant celle du père, et non de la mère. Après avoir fait des études de droit, Mme Yacob fut avocate. C’est en 2001 qu’elle s’est engagée en politique et, à l’âge de 47 ans, elle fut élue députée. En 2011, elle est devenue ministre d’État au ministère du Développement communautaire, de la Jeunesse et des Sports, puis ministre d’État au ministère du Développement social et familial l’année suivante. Sur proposition du Premier ministre Lee Hsien Loong, elle a été élue présidente du Parlement le 14 janvier 2013, devenant ainsi la première femme à tenir ce poste dans l’histoire de la République.

Être ou ne pas être malais ?

Pour cette élection résevée aux Malais, la question de savoir si un candidat à la présidence est « assez malais » était au centre des débats de ces dernières semaines. Deux autres personnes s’étaient présentées pour faire face à Madame Yacob, mais tout comme elle, leur identité ethnique était mise en doute : M. Salleh Marican, dont le père était indien, s’est un peu embrouillé dans son malais lors d’une interview et M. Farid Khan  est d’origine pakistanaise sur sa carte d’identité.

Dans la constitution singapourienne: une « personne appartenant à la communauté malaise » est définie comme étant de race malaise ou autre, mais se considérant comme membre de la communauté malaise et généralement acceptée comme tel par celle-ci.

« Pour l’instant, les politiques clés de Singapour dépendent encore de l’utilisation du modèle CMIO[Chinois, Malais, Indiens et Autres (3)]. […] Les identités raciales et culturelles demeurent importantes pour la plupart des Singapouriens », souligne Eugene Tan, professeur de droit à l’Université de Management de Singapour« Alors que Singapour s’épanouit en tant que nation, l’importance du système CMIO dans la sphère publique devrait diminuer progressivement. Chaque Singapourien a plusieurs identités et aucune classification ne peut jamais en capturer toutes les nuances », ajoute-t-il. Et de préciser : « reconnaître que les identités multiples font partie intégrante de Singapour est vital pour les relations ethniques ».

Une commission a été mise en place pour juger de l’ethnicité de chaque candidat. Mme Halimah Yacob, M. Salleh Marican et M. Farid Khan ont tous les trois reçu leur certificat stipulant qu’ils faisaient bien partie de la communauté malaise. Mais au final, seule Mme Yacob a pu obtenir un certificat d’éligibilité, car elle avait occupé un poste clé dans le service public pendant plus de trois ans. Les deux autres venant du secteur privé devaient justifier de trois ans de travail à la tête d’une entreprise dotée d’un capital d’au moins 500 millions de dollars singapouriens (330 millions d’euros), et ce n’était pas le cas.

Le jeu politique du gouvernement

Le PAP a mis en place ces changements dans le processus électoral afin, soi-disant, d’élargir la représentation politique des minorités ; et les dirigeants, dont le Premier ministre Lee Hsien Loong, ont été forcés de nier que les nouvelles règles allaient à l’encontre de l’éthique méritocratique de Singapour. De nombreux observateurs estiment en fait que ces critères auraient plutôt été mis en place pour barrer la route à l’un des candidats malheureux des dernières élections (en 2011): le docteur Tan Cheng Bock avait perdu de justesse face au candidat officiel Tony Tan, mais il comptait bien se représenter cette année.

La majorité des Singapouriens semblent néanmoins être d’accord sur le fait que Mme Halimah Yacob devrait être une bonne présidente. Mais comme le souligne Md Suhaile, un journaliste singapourien, le fait d’avoir été ‘élue’ grâce à une élection réservée aux malais nourrit le stéréotype des malais qui ne sont tout simplement pas aussi bons que les autres. Il y a quelques jours, Lawrence Chong, un jeune singapourien engagé dans le dialogue interreligieux indiquait sur Facebook « Je m’inquiète vraiment des conséquences de cette élection présidentielle sur nous en tant que nation. Les commentaires en ligne ne vont pas dans la bonne direction et je crains que le discours nous divise et laisse des blessures béantes dans notre tissu social. Je me demande pourquoi le gouvernement n’a pas choisi un candidat malais lors d’élections précédentes si c’était un problème. Il y a un antécédent, le gouvernement a soutenu le président Nathan [NDLR : SR Nathan, indien, fut le président de Singapour de 1999 à 2011] qui a assumé sa tâche avec sagesse et grâce. Alors, pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas laissé ces élections ouvertes à tous, en soutenant Halimah, qui est une excellente candidate ? C’est ce qui me surprend le plus. »

« Si nos dirigeants croient vraiment à la diversité, pourquoi ne préconisons-nous pas que le Premier ministre soit aussi issue d’une minorité ? » questionne Jeraldine, une jeune blogueuse. Elle fait ici référence à la succession du Premier ministre, Lee Hsien Loong, qui a annoncé sa retraite prochaine. Le vice-Premier ministre Tharman Shanmugaratnam, semble être la personnalité préférée des Singapouriens pour lui succéder, mais il est indien.

Dans un entretien avec la BBC en mars dernier, Lee Hsien Loong expliquait : « à Singapour, c’est bien mieux qu’avant, mais la race et la religion comptent toujours. […] Je pense que les considérations ethniques ne sont jamais absentes lorsque les électeurs votent et cela rend les choses difficiles, ce n’est pas impossible, et j’espère qu’un jour il y aura un Premier ministre non chinois, mais vous me demandez si cela va arriver demain, je ne le pense pas. »

 

(1) Selon le recensement de 2015, Singapour compte près de 5,4 millions d’habitants ; les malais représentent 13,3 %, les indiens 9,1 % et les autres minorités 3,3 % d’une population à majorité chinoise (74,3 %).

(2) Le terme de ‘race’ pourrait choquer, mais dans le contexte singapourien, votre ‘race’ est mentionnée sur votre carte d’identité.

(3) La population est catégorisée en fonction des origines ethniques de chacun pour favoriser une sorte de discrimination positive dans de nombreux domaines, tels que l’accession au logement ou à l’éducation.

Singapour est un singulier laboratoire interreligieux

Article publié dans La Croix.

Dorian Malovic, le 19/07/2017

La diversité ethnique et religieuse de la cité–État de presque 6 millions d’habitants encourage le gouvernement à une tolérance vis-à-vis de tous.

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Bénédiction des dix représentants religieux avant le Grand Prix de Formule de 1 de Singapour. / E. Su/Reuters

De notre envoyé spécial

« Les prédications religieuses qui incitent à la violence ou opposent une religion à une autre ne seront pas tolérées à Singapour », a lancé le ministre de l’intérieur, K. Shanmugan, en février dernier lorsqu’un imam a tenu des propos diffamatoires sur les juifs et les chrétiens. L’imam venu d’Inde a été condamné à payer une forte amende et a été ramené à la frontière. De la même façon en 2009, un couple de chrétiens avait été condamné à huit semaines de prison pour avoir distribué des tracts critiquant l’islam. « Le gouvernement est très strict lorsque les musulmans sont attaqués (…) et il en est de même pour toute attaque contre les autres religions. »

Le Père Bruno Saint Girons des Missions étrangères de Paris (MEP), à Singapour depuis des années, ne s’étonne pas de l’attitude très claire du gouvernement de ­Singapour à l’égard des religions et du respect mutuel que chacun doit montrer. « Ici on ne plaisante pas avec les religions qui toutes ont leur place sur un petit territoire et où se côtoient tant d’origines ethniques et près de dix croyances différentes (1). De la même façon les propos racistes sont condamnés par la justice. » Membre de la commission diocésaine pour le dialogue interreligieux et l’œcuménisme, il participe activement à des cercles interreligieux, des rencontres, des échanges, « très souvent à l’initiative des musulmans d’ailleurs, c’est très précieux et je peux dire que se vit ici un véritable laboratoire interreligieux unique en son genre». Pour lui cette démarche dépasse « la simple tolérance », il s’agit de faire coexister de multiples différences avec « sincérité ».

Dans un contexte singapourien singulier, 5,6 millions d’habitants sur un petit territoire de la taille de Paris et de la petite couronne, « l’harmonie sociale et l’unité du pays » a toujours été le mot d’ordre du régime depuis l’indépendance en 1965. Pour André Ahchak, porte-parole de l’archevêché de Singapour, « le gouvernement encourage et soutient le dialogue entre toutes les religions afin que chacun sente sa responsabilité et le rôle qu’il a à jouer afin de maintenir une bonne entente, source de paix et de compréhension mutuelle ».

Le philosophe écrivain musulman Imran Mohamed, 40 ans, un modèle d’engagement interreligieux à Singapour, ne dit pas autre chose : « Ici à Singapour ce dialogue et ces échanges entre bouddhistes, hindous ou chrétiens ne sont pas une chimère, ce ne sont pas que des mots faits pour nous rassurer, il se vit dans la réalité. » À une époque où la menace terroriste islamique se fait sentir de plus en plus en Asie du Sud-Est, il prend son rôle de pédagogue et de « passeur de savoir » très au sérieux. Il y va de l’harmonie religieuse à Singapour.

Dorian Malovic

Pourquoi tu portes le voile (2ème partie)

Voici la suite des témoignages de mes amies singapouriennes concernant le port du voile. Elles s’expriment ici en leur nom propre et ne prétendent pas représenter toutes les musulmanes qui, on l’aura compris, sont toutes différentes…

Le voile m’a libéré

Je m’appelle Fistri, je suis musulmane. Cela fait 16 ans que je porte le ‘hijab’. Contrairement à ce qu’on peut penser, un hijab n’est pas seulement un foulard ou une coiffure. Il couvre beaucoup plus que cela, c’est un code vestimentaire. Si vous êtes une femme, il couvre les formes de votre corps et permet que votre visage et vos mains soient visibles; pour les hommes, cela signifie se couvrir du nombril aux genoux. C’est aussi un code qui inclut la façon dont vous parlez, pensez et vous comportez. Comme l’islam lui-même, ce code est assez englobant. Comme l’Islam aussi, c’est un code qui vous guide et vous motive à être une meilleure personne et à accorder vos actions, vos souhaits et vos désirs à votre foi. Le but est ainsi de canaliser ses passions pour devenir une meilleure musulmane, pour plaire à Allah en adhérant à ses paroles.

Fistri

Fistri

J’ai longtemps réfléchi avant de porter le voile. Je pensais que je n’étais pas une assez bonne musulmane pour ça, je n’étais pas prête, mes rêves et mes aspirations ne correspondaient pas, j’aimais trop la vie. Après tout, je faisais la fête jusqu’au matin quand j’étais à l’université (même si je ne buvais pas). J’aimais beaucoup les vêtements sexy, je n’avais que quelques foulards et des robes longues que je gardais pour les funérailles ou les rassemblements religieux. Je voulais travailler dans la publicité, alors j’ai étudié le marketing. Je savais que l’industrie de mon choix ne m’accueillerait pas à bras ouverts si je faisais le choix du voile.

Mais tout cela a changé le jour où mon père a décidé que la famille ferait l’Oumra[1] (le pèlerinage mineur) et quand le World Trade Center a été attaqué. Techniquement, je n’étais pas obligée d’être en hijab avant de faire l’Oumra, mais quelque chose en moi s’est déclenché. Peut-être que ce sont les commentaires et les articles que j’ai lus sur les attentats, décrivant ma religion comme dure, inhumaine et déconnectée, qui m’ont poussée.

Je sais que ma religion n’est pas tout cela, c’est tout le contraire. Ma religion encourage les fidèles à se saluer en se disant « la paix soit avec vous », obligeant ainsi les gens à pardonner les mauvaises actions et les rancœurs entre eux et à prier pour le bien-être de chacun. Cette religion ne peut être une religion de haine et de meurtriers. Alors j’ai décidé d’être courageuse et j’ai fait le premier pas pour reconnaître ma foi et tout ce qui vient avec, le voile étant le plus difficile pour une femme moderne comme moi.

Est-ce que cela a changé ma vie de façon drastique ? J’ai eu des difficultés à obtenir un emploi, bien que ce que je portais n’ait pas été pointé du doigt explicitement. Je suis consciente que pour la plupart des gens, le voile est un symbole d’oppression, du passé et de la culture patriarcale arabe. Encore une fois, c’est plutôt le contraire. Je me suis sentie davantage considérée en tant que personne après le port du voile. Les hommes et les gens, en général, sont capables de me parler et d’écouter mes idées au lieu d’être distrait par mon physique. Je me souviens d’une ex-collègue qui déplorait la façon dont notre patron parlait toujours à sa poitrine plutôt que d’écouter ses idées… Cela ne m’est jamais arrivé à l’évidence.

Je suis aussi plus consciente de la façon dont je me comporte, parle, pense et articule mes pensées car mon voile me rappelle qu’il faut adhérer aux voies du Prophète : dire la vérité, ne pas parler si ce que je veux dire va nuire aux autres, discuter, être patiente, ne pas juger et sourire plus. Le sourire n’est pas une hypocrisie pour obtenir quelconques faveurs, c’est quelque chose de merveilleux qui me permet d’avoir tellement d’amis. Mes amis et confidents sont athées, agnostiques, bouddhistes, chrétiens et hindous. Nous mangeons ensemble, regardons des films, voyageons dans le monde et nous passons généralement de bons moments ensemble sans que cela n’entrave mes 5 obligations de prières quotidiennes (qui peuvent être faites n’importe où) et mon régime alimentaire (halal si possible, sinon, fruits de mer).
Est-ce que cela m’a empêché d’être une femme moderne et active? Je ne fais plus la fête comme avant, je lis plus, je fais du bénévolat dans les musées, je danse la zumba, je fais plus de sport et je voyage seule plus facilement. Le voile ne m’a pas emprisonné, il m’a libéré.

Fistri

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Oumra

La boule de glace sur ma tête

Je m’appelle Liyana, je suis une musulmane malaise de 31 ans, née dans la ville cosmopolite de Singapour.
Je suis née dans une famille musulmane conservatrice. Permettez-moi de définir ce que veut dire ‘conservatrice’ pour moi parce que, je pense que le terme lui-même peut porter à confusion. Je définis ma famille comme conservatrice parce que j’ai toujours vu mes parents s’efforcer d’être de bons musulmans en suivant de près les enseignements de l’islam; faire leurs prières quotidiennes, assister à des conférences religieuses et nous élever, ma sœur et moi, selon les valeurs islamiques. Nous avons toutes les deux été envoyées dans des classes religieuses très jeunes, afin de pouvoir apprendre l’arabe et avoir une meilleure compréhension de notre religion à mesure que nous grandissions.

Par ailleurs, mes parents affichaient des valeurs positives et progressistes : être de bons Singapouriens et des citoyens inclusifs. Dans ma jeunesse, nous habitions un appartement et nous avions de merveilleux voisins chinois, malais et indiens. J’ai grandi en jouant avec leurs enfants; nous nous invitions à jouer chez les uns et les autres. Quand il y avait une fête, nous partagions la nourriture avec nos voisins et je me souviens que quand je rentrais de l’école et que mes parents n’étaient pas à la maison, mes voisins chinois m’invitaient chez eux en attendant leur retour. Beaucoup de Singapouriens ont ce genre de relation, et je suis très fière d’en faire partie.

Quand j’ai eu 4 ans, mes parents ont commencé à m’encourager lentement à l’idée de porter le voile, également connu sous le nom de ‘hijab’. Ils croyaient que porter le voile était un devoir religieux pour chaque femme musulmane et je devais donc commencer à le porter très jeune afin de m’y habituer. Pour eux, c’était ce que commandait le Coran, et la plupart des juristes musulmans affirment que c’est une obligation. À cet âge, j’ai mal compris le concept du hijab. Je l’ai pris comme une tenue religieuse portée par les femmes musulmanes dans ma communauté et je l’utilisais parce que presque toutes les musulmanes le portaient.
Mon père est plutôt strict. Il m’encourage constamment à porter le hijab. Ma mère, par contre, a commencé à le porter beaucoup plus tard dans sa vie, et est donc plus cool avec la pratique. Durant mon enfance, je ne portais pas toujours le voile. Je le mettais et l’enlevais quand j’en avais envie. J’ai commencé à le porter constamment dès que j’ai atteint la puberté. J’ai continué mon lycée et mon enseignement pré-universitaire dans un ‘Madrasah’, une école islamique privée, qui enseigne des matières religieuses et laïques. À l’école, je percevais le voile comme un uniforme scolaire, un symbole de modestie et un devoir religieux à respecter.

Pendant toute cette période, je n’ai jamais vu le port du hijab comme une phase de la vie, j’ai simplement grandi avec, contrairement à certaines de mes amies pour qui l’idée de mettre le voile est presque un saut dans l’inconnu, une transformation de leur vie. Ce n’est que récemment que j’ai commencé à réfléchir à la signification du hijab, surtout après avoir reçu beaucoup de questions de la part d’amis d’autres religions qui en sont curieux. Par ailleurs, certaines de mes amies musulmanes ont du mal à porter le voile pour de nombreuses raisons. Certaines ne peuvent pas se faire à l’idée du port du voile comme étant obligatoire. D’autres estiment qu’elles le portent simplement pour plaire à leurs parents et elles refusent de vivre cette hypocrisie. Certaines l’ont abandonné, car elles pensent que la pudeur c’est beaucoup plus que le simple fait de se couvrir… Nous sommes toujours amies, c’est la vie qui suit son cours. A Cause de tout cela, j’ai commencé à creuser la question du hijab…

Liyana

Liyana (Photo de Priyank Valani)

(Liyana fait alors une analyse de plusieurs passages du Coran. Pour ne pas faire trop long, je vous renvoie à mon article: le port du voile en 12 questions)

Sur la base de plusieurs versets du Coran et de l’interprétation des Hadith (les paroles du Prophète), la majorité des érudits traditionnels concluent que l’idée du hijab est d’observer une étiquette sociale. Ils soulignent également le fait que les femmes musulmanes doivent se couvrir, à l’exception du visage et des mains, lorsqu’elles font leurs prières.

L’accumulation et la compréhension de ces informations me permettent de conclure que cette sagesse primordiale à propos du voile ne consiste pas à se fixer sur la longueur du tissu ou à se cacher, il s’agit d’une responsabilité sociale et de la préservation de l’étiquette sociale dans l’interaction entre les hommes et les femmes. Et le port du voile au jour le jour est une question de liberté de choix. On ne devrait pas être obligé de le porter ou de l’enlever. Mais encore une fois, chaque pays et chaque communauté a un contexte et une culture différente sur la façon dont ils voient et imposent le voile comme règle sociale. Bien qu’il soit obligatoire pour chaque femme de se couvrir en Arabie Saoudite, ce n’est pas le cas dans d’autres pays où les musulmans sont majoritaires comme l’Indonésie ou la Malaisie. Porter le voile est un choix individuel. Il est aussi important de savoir que les différentes longueurs, couleurs et styles de voile (tels que ‘niqab’ qui couvre le visage et le ‘tchador’ qui couvrent entièrement tout) sont purement dus à la culture et au contexte différents et n’ont rien à voir avec une quelconque règle religieuse.

Dans le contexte actuel où les êtres humains font face à de nombreuses réalisations novatrices et sont en contact avec de nombreuses cultures à travers le monde, j’espère que nous sommes plus ouverts à la diversité. Le fait de porter des choses différemment ne signifie pas nécessairement que ce soit une aliénation. Nous devrions toujours essayer de comprendre le pourquoi derrière les choses.

C’est là que je suis reconnaissante de vivre à Singapour, un pays laïque et démocratique et qui, en même temps, offre à quelqu’un comme moi l’espace, la liberté et l’opportunité de coexister paisiblement et de servir ce pays. Porter le voile ne me rend jamais moins singapourienne que les autres. Tout comme les autres Singapouriens, j’aime nager dans une piscine publique, faire du sport, aller dans un café et voyager. En fait, le port du voile est souvent l’occasion du discuter avec les autres de nos différences en prenant un thé par exemple.

Je crois que les enfants nous enseignent souvent une grande sagesse dans l’appréciation des différences. Quand j’étais institutrice en maternelle pour une école internationale, je saluais mes élèves à leur arrivée tous les matins et ils me disaient bonjour avec enthousiasme en m’appelant Mme Liyana, la maîtresse qui a une boule de glace sur la tête. Ils avaient bien remarqué que le vêtement que je porte est différent et drôle. La différence ne leur posait pas plus de problème que ça, et c’est quelque chose que les adultes se devraient bien d’imiter.

Peut-être que nous devrions nous demander pourquoi nous sommes mal à l’aise face à un look différent? Est-ce parce que nous ne sommes pas habitués? Est-ce à cause d’un manque de contact avec la différence? Avons-nous un regard assez critique sur ce que nous lisons ou regardons dans les médias? Que faisons-nous pour nous assurer de l’exactitude des informations reçues? Avons-nous assez d’interaction avec les différents types de musulmanes pour comprendre pourquoi elles portent le voile? Avons-nous tenté d’avoir un dialogue avec nos collègues musulmans ou nos voisins pour répondre à notre inquiétude sur le sujet? Voilà pourquoi je crois que le dialogue avec les gens est extrêmement important. Le dialogue n’a pas pour but le consensus, mais le développement d’un respect mutuel afin de coexister malgré nos différences.

Liyana