21 mai 1987 : Le jour où l’Action Catholique s’est retrouvée en prison.

Je viens de finir un livre très enrichissant et informatif : « 1987 Singapore’s Marxist Conspiracy, 30 Years On». Tout comme « Beyond the blue gates » et « Singapour vu d’en bas- Chronique d’un Basque en Asie », ce livre relate les événements de 1987, plus connus sous le nom de code « Operation Spectrum ». Lorsque je suis arrivé à Singapour en 1990, je sentais bien qu’il y avait un malaise au sein de l’église catholique, mais je n’arrivais pas vraiment à mettre le doigt dessus. Il m’aura fallu presque 30 ans pour enfin comprendre…

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Le 21 mai, au petit matin, 16 personnes sont arrêtées à leur domicile au nom de l’Internal Security Act[1], sous prétexte d’une implication présumée dans « une conspiration marxiste visant à renverser le système social et politique existant à Singapour, en utilisant les tactiques communistes unifiées, dans le but d’établir un état marxiste. »

Le 20 juin 1987, six autres personnes sont arrêtées, portant le nombre total de détenus à 22. Le gouvernement prétend que le cerveau derrière le soi-disant complot marxiste est Tan Wah Piow, ancien président du syndicat des étudiants de l’Université de Singapour qui était en exil à Londres depuis 1976. Son bras droit à Singapour serait Vincent Cheng, un employé à plein temps, travaillant pour l’église catholique à la commission Justice et Paix.

Voici le portrait de certains détenus :

Vincent Cheng, alors âgé de 40 ans, était le secrétaire exécutif de la Commission Justice et Paix de l’église catholique. Il avait été séminariste à l’époque du concile Vatican 2 et était particulièrement sensible aux questions sociales. Il avait aussi travaillé avec le père Guillaume Arotçarena[2], dans son centre de Geylang (Centre catholique pour les travailleurs étrangers) pour venir en aide aux domestiques philippines souvent maltraitées par leurs employeurs.

Ng Bee Leng, 23 ans, une employée à temps plein au Centre catholique pour les travailleurs étrangers. Elle a été étudiante à l’École polytechnique de Singapour où elle était présidente de l’Union des étudiants.

Kevin de Souza, 26 ans, diplômé de la Faculté de droit de l’Université de Singapour, il était, au moment de son arrestation, employé de l’Association des étudiants catholiques de l’École polytechnique.

Tang Lay Lee, avocate de 33 ans, était une employée de la JOC (Jeunesses Ouvrières Chrétiennes) de Singapour.

 

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Catholic News (14 juin 1987)

 

Il s’agissait donc de jeunes intellectuels catholiques, impliqués dans les questions sociales de leur époque, conformément au discours social de l’Église. Le gouvernement singapourien voyait leurs activités d’un très mauvais œil, car ils remettaient en question certains mécanismes qui contribuaient à la croissance économique extraordinaire de Singapour, comme par exemple, les conditions de travail des immigrés, ou les salaires des ouvriers.

Réaction de l’église

Dans un premier temps, l’archevêque de Singapour, Mgr Gregory Yong, a manifesté son soutien pour les détenus en publiant une lettre pastorale où il affirma que l’église catholique était contre les idées marxistes, mais qu’elle devait continuer sa mission et que celle-ci concernait notamment la justice sociale. Dans sa lettre, l’archevêque exprima sa confiance et son soutien pour les organisations catholiques incriminées par le gouvernement. Une messe présidée par Mgr Yong, accompagné de 23 prêtres, fut même organisée le 27 mai en soutien aux détenus, et plus de 2500 personnes y participèrent.

Gregory Yong

Mgr Gregory Yong

Quelques jours plus tard, le premier ministre de l’époque, Lee Kuan Yew, demanda à rencontrer Mgr Yong avec une délégation de responsables catholiques pour discuter des arrestations. Ce fut alors que tout changea. Les détails autour de cet entretien sont bien relatés dans le livre et ils permettent de voir comment Mgr Yong, qui avait une nature plutôt timide, se retrouva piégé et obligé de faire une déclaration hâtive, devant les caméras, dans laquelle il donna l’impression de se désolidariser des détenus. On venait de lui montrer entre autres la déclaration de Vincent Cheng, avouant qu’il utilisait l’église catholique pour propager ses idées marxistes (Vincent Cheng et d’autres détenus firent des « aveux » après avoir passé plusieurs jours sans sommeil dans des salles d’interrogation glaciales tout en étant brutalisés physiquement[3]).

“Le gouvernement ne maltraite pas les détenus. Cependant, on exerce une pression psychologique sur les détenus pour qu’ils disent la vérité … la vérité ne serait pas connue sans la pression psychologique exercée pendant l’interrogatoire.”

Lee Hsien Loong (actuel premier ministre), 1988

Les raisons derrière les arrestations

Je me suis longtemps posé la question de la réaction de l’archevêque de l’époque. Je l’ai d’ailleurs rencontré à plusieurs reprises dans les années 90, mais n’ai pas osé lui demander pourquoi il avait abandonné ces chrétiens engagés auprès des plus pauvres de la société. La pression semble avoir été trop forte pour lui, il avait à cœur son rôle d’évêque et voulait sans doute éviter l’arrestation de certains de ses prêtres fortement impliqués dans les organisations ciblées par le gouvernement. Son prédécesseur, Mgr Olçomendi (un français), était très sensible à la doctrine sociale de l’Église, en plein essor depuis Vatican 2. Celui-ci avait, par exemple, nommé le père Joseph Ho aumônier à plein temps de la JOC et lui avait demandé de loger dans un appartement au cœur du complexe industriel de Jurong, à l’Est de Singapour.

Le père Ho fut l’un des quatre prêtres visés par l’Opération Spectrum de 1987. Il avait mis en place un centre d’accueil pour les ouvriers à Jurong, et ce fut pour beaucoup un lieu de rencontre et partage d’expériences dans le but d’améliorer les conditions de travail des ouvriers. En 1976, les ouvriers d’une entreprise américaine fabricant des sacs plastiques firent grève. La répression fut sévère et le gouvernement se rendit sans doute compte à ce moment-là que l’idéologie sociale catholique pouvait faire tanguer le bateau… Le père Ho a également contribué à introduire les sujets de justice sociale dans le programme d’études du séminaire. De 1975 à 1987, il fut le président de la commission Justice et Paix, et c’est lui qui y fit venir Vincent Cheng.

Guillaume Arotçarena fonda le « Geylang Catholic Center » où, secondé par un groupe de laïcs, il s’occupait très activement des prisonniers, des drogués et aidait les employées de maison étrangères, présentes en nombre dans les familles singapouriennes mais dénuées alors de tout droit et protection. Plusieurs avocats les représentaient gratuitement pour traîner en justice des employeurs sans scrupules.

Deux autres prêtres, Patrick Goh et Edgar K D’Souza, étaient aussi dans le collimateur de Lee Kuan Yew, pour des raisons similaires. Ils ont tous démissionné de leurs fonctions et par la suite, ont dû soit quitté Singapour, soit gardé un profil bas, en évitant de s’impliquer dans les problèmes de société. Sans doute était-il plus facile de s’en prendre à des laïcs qu’à des prêtres pour ne pas choquer les foules.

Les personnes arrêtées étaient en fait jugées trop enclins à s’occuper de problèmes sociaux, et par voie de conséquence, nourrissaient l’opposition populaire à certaines orientations socio-politiques du gouvernement. Il faut aussi souligner que des élections approchaient et que le parti au pouvoir depuis l’indépendance (et encore en place aujourd’hui) ne tolérait aucune opposition. J. B. Jeyaretnam à la tête du ‘Workers Party’ lui avait infligé une défaite et était devenu le premier membre de l’opposition élu au parlement en 1981 et réélu en 1984. Plusieurs, parmi les détenus de 1987, avaient participé activement à la campagne électorale du ‘Workers Party’.

Vincent Cheng fut le dernier à être libéré, le 19 juin 1990, sans n’avoir jamais eu de procès, tout comme ses soi-disant ‘complices’…

« Ce n’est pas une pratique, et je ne laisserai pas les subversifs en liberté simplement du fait que je doive tout présenter contre eux devant un tribunal ou fournir des preuves qui résisteront aux règles strictes de ce tribunal. »

Lee Kuan Yew, 1988

Et aujourd’hui ?

Toute cette histoire continue, même aujourd’hui, à empoisonner l’église catholique singapourienne. En 2012, Mgr Chia, alors évêque de Singapour, avait exprimé, dans une lettre, son soutien à une commémoration, organisée par l’association Function 8 pour marquer le 25e anniversaire de l’Opération Spectrum. Il avait lui-même accompagné Mgr Gregory Yong lors de l’entretien avec Lee Kuan Yew en 1987 et avait donc été témoin de la farce médiatique… Il a néanmoins dû faire marche arrière rapidement et finalement se désolidariser de l’association, comme le soulignait à l’époque le journal « La Croix » : l’Archevêque catholique au centre d’une controverse.

Guillaume Arotcarena

Le père Guillaume Arotçarena au Catholic Center

A la mort du père Guillaume Arotçarena, en 2015, une messe fut célébrée par l’actuel archevêque de Singapour, Mgr William Goh. Théologien plus que pasteur, il fit appel au pardon des uns et des autres, et souligna dans son homélie que la première leçon a tiré des évènements de 1987, c’est que la mission sociale de l’Église est principalement spirituelle. « La mission sociale de l’Église est une expression de la proclamation de l’Évangile », a-t-il dit. « L’Église ne doit jamais être réduite à une organisation humanitaire. Nous ne sommes pas une autre ONG. » Autant dire que la doctrine sociale de l’Église n’est pas à l’ordre du jour.

Pour moi qui ai bercé dans l’Action Catholique toute ma jeunesse, je ne peux m’empêcher de ressentir un vide au sein de l’église singapourienne.  Le manque de conscientisation aux problèmes sociaux et la peur de l’engagement sont flagrants. Il suffit de prendre l’exemple de la peine de mort. Les trois derniers papes se sont longuement exprimés contre la peine capitale, mais les archevêques successifs ici se contentent d’approuver le gouvernement quand il assouplit la législation, sans pour autant envisager l’abolition de la pendaison. Les montées aux créneaux sont rares, pour ne pas dire inexistantes. Le 21 mai 1987 reste très présent dans la mémoire collective, et la majorité silencieuse est de fait, silencieuse…

“ Même si je n’avais pas accès aux renseignements de l’État, d’après ce que je savais d’eux, la plupart étaient des activistes sociaux, mais pas pour renverser le système.”

Tharman Shanmugaratnam (ministre actuel), 2001

 

[1] un décret (vestige de la colonisation anglaise) qui permet aux autorités singapouriennes d’arrêter quelqu’un sans jugement pour une période de temps indéfinie.

[2] https://mothership.sg/2015/01/french-catholic-priests-story-on-social-work-in-1980s-geylang-revealed-the-vibrancy-of-civil-society-back-then/

[3] Ils feront une déclaration dans ce sens à leur sortie de prison et seront immédiatement réincarcérés.

1000 lieux de culte sur un confetti

Singapour est 10 fois plus petit que mon Maine-et-Loire natal. Autant dire qu’on en a vite fait le tour. Pourtant, plus de 1000 lieux de culte sont recensés dans ce pays asiatique qu’on surnomme souvent ‘le petit point rouge’ (The Little Red Dot), en référence à sa place sur une carte du monde! Un très joli livre sur le sujet vient de sortir à Singapour : « La foi dans l’architecture, 50 lieux de culte à Singapour ».

Mon amie Gul, qui est à l’origine de cette publication, est enseignante à l’Université de Technologie de Nanyang (NTU). Depuis 3 ans, elle anime un cours sur ‘la foi dans l’art’. Gul est d’origine turque et je l’ai rencontrée dans le cadre de l’association EiF (Exploration into Faith) peu après son arrivée à Singapour en 2011. Elle s’intéresse depuis très longtemps à l’interreligieux, et c’est dans ce cadre qu’avec l’aide de ses étudiants, elle a publié cet ouvrage.

Couverture du livre

Couverture du livre

Les 50 lieux de culte choisis reflètent la diversité religieuse singapourienne. J’y ai personnellement découvert beaucoup d’endroits méconnus. Outre les 10 religions officiellement reconnues, le shintoïsme est présent grâce aux ruines du temple ‘Syonan-Jinja’, dans le MacRitchie Reservoir, pas loin de chez moi ! Ce temple construit par les japonais pendant la seconde guerre mondiale a été détruit en 1945, il n’en reste que quelques traces, mais un bassin en granite pour les ablutions est encore intact.

Restes du temple 'Syonan-Jinja'

Restes du temple ‘Syonan-Jinja’

Le livre de Gul est illustré de nombreuses photos, mais aussi de très jolis dessins d’un artiste local, Dr Ho Chee Lick. Le hasard faisant bien les choses, cet artiste présenta un jour ses dessins à l’éditeur du livre qui reconnu immédiatement de nombreux lieux de culte mentionnés par Gul et ses étudiants dans ce qui n’était à l’époque qu’un projet de livre. Les dessins sont un excellent complément au livre et font parler les pierres autant que les textes.

Exposition des dessins de Ho Chee Lick, lors de la sortie du livre.

Exposition des dessins de Ho Chee Lick, lors de la sortie du livre.

J’aime beaucoup aussi le côté interculturel de l’ouvrage. Le temple taoïste ‘Poh Tiong Beo’ par exemple est présenté par Liyana, une étudiante musulmane. Ce temple, situé dans le quartier de Toa Payoh, est gardé par deux statues de chevaux pesant chacune plus d’une tonne. Parmi de nombreuses divinités, on vénère spécialement ici des conseillers et des généraux de l’armée de la dynastie des Song. Comme pour beaucoup d’autres temples, les origines du culte remontent aux premiers migrants venant de Chine et ayant apporté dans leurs baluchons les croyances et les rites de leurs ancêtres.

Le temple de 'Poh Tiong Beo'

Le temple de ‘Poh Tiong Beo’

Deux synagogues sont aussi présentées dans le livre. Celle de Waterloo Street est particulièrement intéressante car elle côtoie dans la même rue un temple hindou et un temple taoïste. C’est la plus vieille synagogue en Asie du Sud-Est. Elle fut classée monument historique en 1998 et on trouve dans le bâtiment annexe le seul restaurant casher de Singapour semble-t-il.

La synagogue de Maghain Aboth

La synagogue de Maghain Aboth

Publié dans le cadre du SG50 (les 50 ans de Singapour), cet ouvrage est une véritable mine aux trésors, superbe et facile à lire. Quand j’en ai parlé à un responsable du IRO (Inter Religious Organisation), il m’a répondu : « On aurait dû y penser nous-mêmes, c’est une excellente idée ! »