Un peu d’histoire : Telok Ayer, la rue de la diversité

Telok Ayer Street est l’une des plus anciennes rues de Singapour. La rue était autrefois sur le littoral et les migrants arrivés par la mer y posaient pour la première fois le pied à Singapour. Aujourd’hui, les projets de récupération sur la mer ont poussé le littoral plus loin, mais le lieu et les traces historiques sont restés.

Baie de Telok Ayer en 1872, photo prise par Bourne et Shepherd. National Museum of Singapore.

Baie de Telok Ayer en 1872. National Museum of Singapore.

En tant que point de débarquement pour les immigrants, les premières communautés ont construit leurs lieux de culte respectifs dans cette rue (face au front de mer) afin d’exprimer leur gratitude à leurs divinités pour leur arrivée, sain et sauf, après un dur et long voyage. Bien que le quartier de Telok Ayer ait été attribué à la communauté chinoise selon le plan de la ville de Jackson en 1822, l’emplacement de ces lieux de culte a fait Telok Ayer un espace multiculturel où les différentes communautés ont coexisté.

Lithographie du temple de Thian Hock Keng, 1842. Musée national de Singapour.

Lithographie du temple de Thian Hock Keng, 1842. Musée national de Singapour.

Certains lieux de culte ont été classés ‘Monuments nationaux’. En fait, Telok Ayer est la rue ayant le plus de monuments nationaux, ils sont au nombre de six.

Les monuments nationaux de Telok Ayer Street

  • Ying Fo Fui Kun, 98 Telok Ayer Street

C’est la maison de la plus ancienne association de Singapour, celle du clan hakka. Elle a été fondée en 1822 pour les besoins de la communauté hakka venant de la province du Guangdong en Chine. Le bâtiment lui-même a été construit en 1844 et a servi de temple au départ. Les Hakkas étaient l’un des cinq principaux groupes de dialecte chinois à Singapour, les autres étant les Hokkiens, les Teochews, les Cantonais, et les Hainanais. La plupart des Hakkas étaient des bûcherons, des charpentiers, des forgerons ou bien des orfèvres.

Ying Fo Fui Kun

Ying Fo Fui Kun

  • Le centre Nagore Dargah pour le patrimoine musulman-indien, 140 Telok Ayer Street

Ce bâtiment visuellement très particulier, a été construit en 1830 par les immigrants Chulias. Les Chulias[2] étaient principalement des commerçants et des changeurs de monnaie. Beaucoup d’entre eux étaient musulmans et des dévots du prédicateur soufi tamoul Shahul Hamid, originaire d’une ville du Tamil Nadu : Nagore. Le sanctuaire lui est dédié. Depuis 2011, il abrite le ‘Nagore Dargah Indian Muslim Heritage Centre’, qui documente l’histoire des musulmans indiens et leurs nombreuses contributions à Singapour.

Nagore Dargah

Nagore Dargah

  • Yu Huang Gong, ou temple de l’empereur céleste de jade, 150 Telok Ayer Street

Cet ancien bâtiment abritait l’association Keng Teck Whay, créée par 36 marchands peranakans en 1831. Il témoigne de la présence et des contributions des Hokkiens peranakans dans la colonie de Singapour et de l’esprit communautaire d’entraide entre les pionniers. Aujourd’hui c’est un temple taoïste en l’honneur de la plus haute divinité du taoïsme, l’empereur céleste de jade. Le bâtiment a été rénové et le temple a officiellement ouvert ses portes au public en janvier 2015.

Temple de Yu Huang Gong

Temple de Yu Huang Gong

  • Le temple Thian Hock Keng, 158 Telok Ayer Street

Thian Hock Keng (天 福 宫, « Palais du bonheur céleste ») est l’un des plus anciens temples hokkien à Singapour. Le temple demeure un lieu de culte important pour les bouddhistes et les taoïstes chinois locaux. Entre 1998 et 2000, Thian Hock Keng a subi une restauration majeure qui lui a valu une mention honorable de la part de l’UNESCO en 2001 pour la conservation du patrimoine culturel.

Thian Hock Keng Temple, 1880s. National Museum of Singapore.

Thian Hock Keng Temple, 1880s. National Museum of Singapore.

Intérieur du temple aujourd'hui

Intérieur du temple aujourd’hui

  • La mosquée Al-Abrar, 192 Telok Ayer Street

La mosquée d’Al-Abrar établie dès 1827 était au départ une cabane de chaume. Elle est également connue sous le nom de Masjid[3] Chulia, pour les musulmans indiens de la côte de Coromandel du sud de l’Inde. La mosquée n’était pas seulement leur refuge spirituel, mais aussi un lieu social où la communauté pouvait se retrouver. La construction de la mosquée actuelle en brique a commencé en 1850. La mosquée a été rénovée entre 1986 et 1989. Ces développements permettent à la mosquée de pouvoir accueillir aujourd’hui jusqu’à 800 fidèles à la fois.

La mosquée Al-Abrar

La mosquée Al-Abrar

  • L’église méthodiste chinoise, 235 Telok Ayer Street

Les débuts de l’église méthodiste à Singapour peuvent être attribués à l’arrivée des premiers missionnaires méthodistes à Singapour, William Oldham et James Thoburn, en 1885.

Initialement fondée en 1889 dans la clinique d’une maison-boutique, l’église a déménagé à Telok Ayer en 1925. Au cours de ses premières années, l’église Telok Ayer a assuré le bien-être de ses paroissiens, notamment en aidant les analphabètes à écrire des lettres à leurs familles en Chine. Un toit de pavillon de style chinois est placé au-dessus du bâtiment qui accueille une congrégation en grande partie chinoise. Les murs sont très épais car ils ont été renforcés pendant la Seconde Guerre mondiale, quand l’église servit de refuge. Les murs protégeaient ceux qui se trouvaient à l’intérieur des balles perdues et des éclats d’obus.

Eglise méthodiste chinoise

Eglise méthodiste chinoise

Telok Ayer n’est pas unique, il existe de nombreuses rues à Singapour où l’harmonie religieuse s’exprime visuellement dans les monuments et les lieux de culte: Waterloo Street, South Bridge Road, etc… Je vous y emmènerai sans doute un de ces jours…

 

[1] Cet article s’inspire de celui publié ici en anglais : Telok Ayer: Street of Diversity

[2] Ce terme est apparu dans les registres anglais de la British East India Company, pour designer les Indiens de la côte de Coromandel du Sud de l’Inde.

[3] Mosquée en malais

Plusieurs religions sous un même toit

Trouver un endroit à un prix abordable pour le culte est un souci pour de nombreux petits groupes religieux à Singapour. Pour répondre aux besoins de ces communautés, le ministère du Développement national (MND) a accepté en janvier dernier d’allouer des terrains pour des « lieux de culte à utilisateurs multiples ». Une telle mesure permettra à différents groupes d’une même religion d’être logés dans un seul bâtiment de plusieurs étages où ils pourront partager les installations telles que le parking et les salles de réunion.

Singapour a un problème de place. La cité-Etat s’étend sur 30 kilomètres du nord au sud et 40 kilomètres d’est en ouest, et la densité de population y est l’une des plus élevées au monde (en troisième position après Macao et Monaco). Le moindre mètre carré de terrain coûte donc très cher, mais Singapour étant aussi un pays où les millionnaires se comptent par milliers (1 Singapourien sur 35 est millionnaire !), les acquéreurs et autres promoteurs immobiliers ne sont pas rares. En revanche, pour une organisation à but non lucratif telle qu’une petite communauté chrétienne ou taoïste, la recherche d’un lieu de culte devient une réelle difficulté. Nombreux, par exemple, sont les responsables de communautés chrétiennes à être contraints de louer des salles dans des hôtels ou même dans les zones industrielles où les loyers sont moins élevés. Concernant les taoïstes, il y aurait plus de 2 000 temples opérant dans des maisons ou des appartements de particuliers, la plupart de temps illégalement.

Sur Loyang Way, ouvert 24 h sur 24, le temple Loyang Tua Pek Kong est un temple bouddhiste qui abrite des lieux de prière pour des divinités taoïstes et hindous, ainsi qu’une salle de prière musulmane.

Sur Loyang Way, ouvert 24 h sur 24, le temple Loyang Tua Pek Kong est un temple bouddhiste qui abrite des lieux de prière pour des divinités taoïstes et hindous, ainsi qu’une salle de prière musulmane.

Des centres pluri-religieux situés en zone industrielle

C’est dans ce contexte que l’Autorité pour le redéveloppement urbain (URA) tente d’agir pour organiser l’espace de vie en fonction des besoins en logements, transports, commerces, bureaux et espaces verts, n’hésitant pas parfois à déplacer les morts pour faire de la place aux vivants. Le cimetière de Bukit Brown, l’un des plus grands cimetières chinois situé hors de Chine, va ainsi être coupé en deux par une route. L’URA a entre autres pour rôle d’allouer des parcelles de terre à des organisations religieuses afin que chaque quartier de la ville puisse bénéficier de temples, d’églises ou des mosquées, mais ces allocations foncières restent inabordables pour les petites communautés religieuses qui ont fleuri partout à Singapour (les Eglises protestantes par exemple sont aujourd’hui plus de 500, et la population chrétienne de l’île a doublé en quinze ans, pour atteindre aujourd’hui 18 % des 5,4 millions des habitants de Singapour).

Une enquête a été menée par les autorités auprès de groupements religieux tels que le Conseil national des Eglises de Singapour (NCCS, qui réunit les principales dénominations protestantes du pays) et la Fédération taoïste, pour explorer des solutions viables malgré la spéculation immobilière. Suite à cette concertation, le MND a donné son accord pour louer des terrains à différents groupes d’une même religion qui pourront ainsi cohabiter au sein de bâtiments à plusieurs étages. L’accord prévoit de mettre en place un système de locations chapeauté par une organisation principale responsable de l’entretien des lieux. Le MND souligne que ce type de centres multicommunautaires sera sans doute localisé en zone industrielle et que les groupes religieux partageront les équipements tels que les parkings ou les salles de réunion.

Préserver un esprit de communauté et de quartier

Aux yeux des autorités singapouriennes, la solution proposée semble logique et efficace, mais elle ne va pas sans poser de problèmes. Les zones industrielles étant excentrées, les fidèles devront se déplacer loin et l’esprit de la communauté de quartier disparaîtra. Par ailleurs, les célébrations et fêtes religieuses risquent de tomber les mêmes jours et le partage des espaces communs pourrait devenir source de conflits…

Malgré tout, les responsables religieux accueillent favorablement l’idée. Le Vénérable Kwang Phing, de la Fédération bouddhiste de Singapour, souligne que cela va « alléger le fardeau financier des petits temples ». Le président de la Fédération taoïste, Tan Thiam Lye, a lui aussi approuvé, et précise que ces centres fourniront une alternative légale pour les groupes religieux auxquels la loi ne permet pas l’utilisation de bâtiments industriels et de maisons d’habitation comme lieu de culte. Il espère qu’au moins quatre centres taoïstes de ce type seront répartis à travers l’île. Le Rév. Dominic Yeo, des Assemblées de Dieu de Singapour, a déclaré que l’expérience devait être « financièrement viable» et que, pour cela, le prix des terrains ne devait pas être basé sur la meilleure offre. La localisation de ces centres dans les zones industrielles « ne sera pas ce qu’il y a de mieux pour les Eglises », a-t-il ajouté, « beaucoup d’Eglises servent les communautés de quartier où se trouvent leurs locaux ».

Plus d’une centaine d’églises de petite taille déjà présentes en zones industrielles et environ 160 temples taoïstes pourraient bénéficier de ce changement. Les détails d’attribution et de fonctionnement restent à mettre au point, mais l’idée est lancée.

Dans le quartier de Geylang, le « Citiraya Centre » abrite sur sept étages deux églises chrétiennes, trois communautés bouddhistes et un centre taoïste.

Dans le quartier de Geylang, le « Citiraya Centre » abrite sur sept étages deux églises chrétiennes, trois communautés bouddhistes et un centre taoïste.

Encourager la cohabitation entre les religions

L’initiative gouvernementale n’est en réalité pas totalement nouvelle. Plusieurs communautés religieuses n’ont pas attendu le feu vert du gouvernement pour se regrouper sous un même toit. Un bâtiment de cinq étages, en construction dans le quartier de Jurong (2 Tah Ching Road) sur un terrain actuellement loué par l’Eglise luthérienne, sera en partie sous-loué à l’Eglise presbytérienne de la Providence et à l’Eglise méthodiste tamoule de Jurong avec un bail de 30 ans. Le projet, dirigé par l’évêque Terry Kee Buck Hwa, de l’Eglise luthérienne de Singapour, a reçu le feu vert de l’URA et d’autres organismes gouvernementaux il y a deux ans. Ce centre qui hébergera donc trois communautés sous un même toit devrait être prêt fin 2016. Mgr Kee prévoit d’y accueillir éventuellement cinq églises.

Interrogé par le Staits Times, le Rév. Philip Abraham, pasteur en charge de l’église méthodiste tamoule de Jurong, a mis en évidence le fait que sa congrégation d’une centaine de personnes s’était déplacée plus de cinq fois en 37 ans. « Trouver des lieux accessibles et abordables a été difficile. Le fait d’avoir enfin un espace permanent pour le culte dans ce centre de Jurong sera une bénédiction pour notre Eglise. Nous allons économiser beaucoup plus sur le loyer ici que si nous étions situés dans un bâtiment commercial, a précisé le pasteur. Nous aurons enfin un endroit où nous serons chez nous. »

A Geylang, un autre quartier de Singapour, le Centre Citiraya (Geylang Lorong 27) abrite deux églises chrétiennes, trois groupes bouddhistes et un centre taoïste. Le secrétaire général du monastère bouddhiste, Lim Boon Tiong, affirme que le partage d’un même toit est une aubaine car il encourage la sensibilisation et l’appréciation des autres croyances, ce qui est particulièrement utile dans une société multi-religieuse comme Singapour. Chaque groupe occupe son propre étage, environ 280 mètres carrés, ce qui est assez vaste pour une grande salle, un espace bureau et un coin cuisine. Les installations qui sont partagées comprennent un parking de 16 places et un ascenseur. Chaque groupe paie des frais d’entretien au représentant d’une société de gestion. Cet exemple rare pourrait bien préfigurer de ce qui sera encouragé à l’avenir, car, à Singapour, tant le gouvernement que les habitants affirment que le dialogue interreligieux n’est pas une option mais bien une nécessité dans le pays le plus religieusement divers au monde.

(J’ai écrit cet article pour ‘Eglises d’Asie‘, le 15/2/2016)

1000 lieux de culte sur un confetti

Singapour est 10 fois plus petit que mon Maine-et-Loire natal. Autant dire qu’on en a vite fait le tour. Pourtant, plus de 1000 lieux de culte sont recensés dans ce pays asiatique qu’on surnomme souvent ‘le petit point rouge’ (The Little Red Dot), en référence à sa place sur une carte du monde! Un très joli livre sur le sujet vient de sortir à Singapour : « La foi dans l’architecture, 50 lieux de culte à Singapour ».

Mon amie Gul, qui est à l’origine de cette publication, est enseignante à l’Université de Technologie de Nanyang (NTU). Depuis 3 ans, elle anime un cours sur ‘la foi dans l’art’. Gul est d’origine turque et je l’ai rencontrée dans le cadre de l’association EiF (Exploration into Faith) peu après son arrivée à Singapour en 2011. Elle s’intéresse depuis très longtemps à l’interreligieux, et c’est dans ce cadre qu’avec l’aide de ses étudiants, elle a publié cet ouvrage.

Couverture du livre

Couverture du livre

Les 50 lieux de culte choisis reflètent la diversité religieuse singapourienne. J’y ai personnellement découvert beaucoup d’endroits méconnus. Outre les 10 religions officiellement reconnues, le shintoïsme est présent grâce aux ruines du temple ‘Syonan-Jinja’, dans le MacRitchie Reservoir, pas loin de chez moi ! Ce temple construit par les japonais pendant la seconde guerre mondiale a été détruit en 1945, il n’en reste que quelques traces, mais un bassin en granite pour les ablutions est encore intact.

Restes du temple 'Syonan-Jinja'

Restes du temple ‘Syonan-Jinja’

Le livre de Gul est illustré de nombreuses photos, mais aussi de très jolis dessins d’un artiste local, Dr Ho Chee Lick. Le hasard faisant bien les choses, cet artiste présenta un jour ses dessins à l’éditeur du livre qui reconnu immédiatement de nombreux lieux de culte mentionnés par Gul et ses étudiants dans ce qui n’était à l’époque qu’un projet de livre. Les dessins sont un excellent complément au livre et font parler les pierres autant que les textes.

Exposition des dessins de Ho Chee Lick, lors de la sortie du livre.

Exposition des dessins de Ho Chee Lick, lors de la sortie du livre.

J’aime beaucoup aussi le côté interculturel de l’ouvrage. Le temple taoïste ‘Poh Tiong Beo’ par exemple est présenté par Liyana, une étudiante musulmane. Ce temple, situé dans le quartier de Toa Payoh, est gardé par deux statues de chevaux pesant chacune plus d’une tonne. Parmi de nombreuses divinités, on vénère spécialement ici des conseillers et des généraux de l’armée de la dynastie des Song. Comme pour beaucoup d’autres temples, les origines du culte remontent aux premiers migrants venant de Chine et ayant apporté dans leurs baluchons les croyances et les rites de leurs ancêtres.

Le temple de 'Poh Tiong Beo'

Le temple de ‘Poh Tiong Beo’

Deux synagogues sont aussi présentées dans le livre. Celle de Waterloo Street est particulièrement intéressante car elle côtoie dans la même rue un temple hindou et un temple taoïste. C’est la plus vieille synagogue en Asie du Sud-Est. Elle fut classée monument historique en 1998 et on trouve dans le bâtiment annexe le seul restaurant casher de Singapour semble-t-il.

La synagogue de Maghain Aboth

La synagogue de Maghain Aboth

Publié dans le cadre du SG50 (les 50 ans de Singapour), cet ouvrage est une véritable mine aux trésors, superbe et facile à lire. Quand j’en ai parlé à un responsable du IRO (Inter Religious Organisation), il m’a répondu : « On aurait dû y penser nous-mêmes, c’est une excellente idée ! »