Lee Kuan Yew et les religions

Lee Kuan Yew fut le premier ‘premier ministre’ de Singapour et il le resta pendant 31 ans ! Pour bien comprendre Singapour aujourd’hui, il est impossible d’ignorer la contribution de celui qui sera perçu encore longtemps comme le père de la nation singapourienne. Lee Kuan Yew est décédé il y a quelques jours, le 23 mars 2015. Je ne ferai pas ici son portrait, d’autres l’ont déjà fait, mais j’aimerais me pencher sur la question de sa perception du fait religieux, d’un point de vue personnel, car cela a inévitablement influencé la politique singapourien en la matière.

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Un pragmatiste jusqu’au bout.

Lors d’une conférence sur les laïcités singapourienne et française, organisée en lien avec l’ambassade de France, mon ami Imran fit une remarque très judicieuse : le système français semble basé sur des idéaux tels que la liberté, l’égalité et la fraternité, alors que le système singapourien a une approche très pragmatique. Les réflexions de Lee Kuan Yew concernant la religion me font penser à ce côté pragmatique, presque froid, y compris envers le questionnement philosophique (Les citations en italique dans cet article sont de Lee Kuan Yew). La mort de sa femme en octobre 2010 l’a beaucoup marqué et lorsqu’un journaliste lui demanda s’il pensait la retrouver dans l’au-delà, il répondit :

«Je souhaite pouvoir rencontrer ma femme dans l’au-delà, mais je ne pense pas que je le ferai. Je cesserai tout simplement d’exister comme elle a cessé d’exister – sinon l’autre monde serait surpeuplé. Le ciel serait-il un espace si vaste et sans limites que vous puissiez y mettre tous les peuples du monde morts au cours des milliers d’années passées? J’ai un gros doute là-dessus ». (2013)

En bon politique, l’homme était respectueux des religions, mais surtout pour mettre en avant leur contribution possible à la société. « Misant dans un premier temps sur le confucianisme traditionnel, il avait développé une pensée où les religions, quelles qu’elles soient, se devaient d’être au service d’un bien commun défini comme le développement économique et l’élévation du niveau de vie. » souligne le site d’Eglises d’Asie.

« Je ne me considère pas athée. Je ne nie ni n’accepte qu’il y ait un Dieu. Donc, je ne me moque pas des gens qui croient en Dieu (…). L’univers, dit-on, vient du Big Bang. Mais les êtres humains sur cette terre se sont développés au cours des 20.000 dernières années en êtres pensants, et sont capables de voir au-delà d’eux-mêmes et de penser par eux-mêmes. Est-ce le résultat de l’évolution darwinienne? Ou un acte divin? Je ne sais pas. » (2013)

Then-Prime-Minister-Mr-Lee-Kuan-Yew-visited-the-Temple-in-1962Ses parents avaient une religion : comme la plupart des chinois de l’époque, ils pratiquaient la religion traditionnelle du culte des ancêtres. Le père de Lee Kuan Yew fut converti au christianisme sur son lit de mort, par le plus jeune frère de ce dernier, un médecin.

« Je suis agnostique. J’ai été élevé dans une famille traditionnelle chinoise avec le culte des ancêtres. J’allais sur la tombe de mon grand-père le jour des morts qu’on appelle « Qingming ». Mon père m’emmenait, offrait de la nourriture et des bougies et il brûlait un peu de faux argent en papier (…). À la maison certains jours, à l’extérieur de la cuisine, il plaçait deux bougies près de la photo de mon grand-père. Mais en grandissant, j’ai tout remis en question parce que je pense que c’est de la superstition. (…) Après la mort de mon père, j’ai laissé tomber la pratique. » (2010)

popejohnpaul_stObservant la sérénité d’un de ses amis catholiques qui venait de perdre sa femme, Lee Kuan Yew lui demanda s’il avait un secret. Cet ami, Peter Ng, lui répondit qu’il pratiquait la méditation depuis des années. Un moine catholique, Laurence Freeman lui avait enseigné un style de méditation basé sur la relaxation et la répétition d’un mot ou d’une phrase pour faciliter le détachement. Lee Kuan Yew se mit alors à la méditation. Il rencontra même Laurence Freeman à plusieurs reprises (j’ai également bénéficié de l’une de ses formations lors d’un de ses passages à Singapour).

« Le mantra qu’ils ont recommandé était religieux. Ma Ra Ta Na, quatre syllabes, ‘Viens Seigneur Jésus’. Alors j’ai dit OK, je ne suis pas catholique mais je vais essayer. Il m’a dit que je pouvais prendre n’importe quel autre mantra, comme le bouddhiste ‘Om Mi Tuo Fo’, et le répéter. Pour moi, Ma Ra Na Ta est plus apaisant. J’ai donc utilisé Ma Ra Ta Na. Il faut être discipliné. Je trouve que cela m’aide à aller dormir après. (…) Un bon méditant va le faire pendant une demi-heure. Je le fais pendant 20 minutes. » (2010)

Encore une fois, c’est le côté pragmatique qui prenait le dessus, il n’était pas question de se laisser tenter par une quelconque spiritualité.

Les valeurs religieuses pour promouvoir l’harmonie.

Lee Kuan Yew s’est fait le chantre d’une démocratie façon asiatique. En prenant les concepts du confucianisme, il a voulu insuffler des valeurs morales spécifiques : la société est plus importante que l’individu, l’individu doit prendre soin de la société et les intérêts de la société doivent primer sur l’individu, ce qui est contraire au système occidental, selon lui, où « l’individu l’emporte sur tout, la liberté l’emporte sur tout, la liberté d’expression, la liberté de tout tolérer même au risque d’incommoder les autres. » (2009)

On pourra difficilement nier à Lee Kuan Yew le fait d’avoir réussi à créer une société harmonieuse malgré la grande diversité des individus qui la composent.

« Un trait distinctif de la religion et de la culture hindoue est sa tolérance des autres religions et cultures. Toutes les grandes religions et cultures du monde se retrouvent à Singapour. Les valeurs et les traditions de la charité chrétienne, la fraternité islamique, l’éthique confucéenne, et la recherche de l’illumination bouddhiste, tous font partie de l’environnement spirituel de Singapour. Tout le monde sait que la vertu n’est pas propre à une religion. Tant que nous prêchons et pratiquons la tolérance, l’harmonie et la liberté de religion, nous continuons à être en paix les uns avec les autres et nous progressons. » (1978)

LKY thumbs upA un journaliste qui lui faisait remarquer que la loi à Singapour allait jusqu’à réguler l’harmonie raciale et l’harmonie religieuse, M. Lee répondit simplement : « Oui, parce que vous pouvez avoir d’énormes problèmes une fois que les religions s’affrontent. »

Les religions, selon lui, ont un rôle à jouer dans la société, elles garantissent des valeurs morales. Par contre, dès qu’une religion met en danger l’ordre établi, le gouvernement doit intervenir pour calmer le jeu et parfois de façon brutale en arrêtant les fauteurs de troubles. J’ai personnellement l’impression que durant sa vie, il s’est surtout méfié de deux religions : les musulmans et les chrétiens.

Dans le livre ‘Hard Truths’ (Dures Vérités), M. Lee estime que les musulmans de Singapour ont rencontré des difficultés dans l’intégration en raison de leur strict respect des principes de l’islam, et il les a exhortés à « être moins strictes sur les observances islamiques ». « Je pense que nous progressions très bien jusqu’à ce que la montée de l’Islam arrive et si vous me demandez mes observations, les autres communautés s’intègrent plus facilement… » a-t-il ajouté. Face aux réactions, notamment celle de son propre fils, alors premier ministre, Lee Kuan Yew a dû corriger : « Les ministres et les députés, à la fois Malais et non-Malais, m’ont depuis dit qu’à Singapour, les Malais avaient en effet déployé des efforts particuliers pour s’intégrer avec les autres communautés, surtout depuis septembre 2001, et que ma remarque était obsolète » (Les Malais représentent la majeure partie des musulmans de Singapour).

A ce sujet, il fit une remarque intéressante en 1994 concernant la situation française. Le journaliste Fareed Zakaria lui demanda ce qu’il pensait de la situation française concernant le voile islamique. « Mon approche serait que, si une fille musulmane insiste pour venir à l’école avec son voile et qu’elle est prête à faire face au malaise, nous devrions être prêts à accepter l’étrangeté de la chose. Mais si elle rejoint les services douaniers où le fait d’avoir un look différent serait source de confusion pour les millions de personnes qui passent la douane, elle doit porter l’uniforme. Cette approche a marché à Singapour jusqu’à présent. »

RamadanLes chrétiens ont régulièrement eu des relations tendues avec les autorités singapouriennes. Un des évènements marquants de la période Lee Kuan Yew fut sans doute le ‘complot marxiste’ de 1987. Un groupe de travailleurs sociaux, en majorité catholiques, fut arrêté et accusé de vouloir renverser le gouvernement, alors qu’ils aidaient simplement des travailleurs immigrés et d’anciens prisonniers. Le livre de Guillaume Arotçarena, ‘Singapour vu d’en-bas’ (éditions Indes Savantes), qui vient d’être traduit en anglais à Singapour sous le titre ‘Priest in Geylang’ (éditions Ethos), raconte très bien ce qui s’est passé à ce moment-là.

Pour conclure je ne peux pas m’empêcher de dire que Lee Kuan Yew était un grand homme, comme on en voit peu. Il avait à cœur le bien être de son peuple et même s’il a dirigé Singapour d’une main de fer, les millions de Singapouriens qui lui rendent hommage ces jours-ci savent combien ils lui doivent. Singapour est aujourd’hui un pays où il fait bon vivre, c’est devenu ma patrie d’adoption et je me joins à l’émotion que provoque la disparition de Lee Kuan Yew. Lors du cortège funéraire, parmi les porteurs du cercueil se trouvait mon ami Aaron (le moustachu sur la photo suivante). Aaron est un des piliers d’une organisation interreligieuse à laquelle j’appartiens (EiF, Explorations into Faith). Dans un email reçu de sa part il y a quelques jours, il concluait à propos de Lee Kuan Yew : « C’était une grande figure et il a touché chacun d’entre nous d’une façon ou d’une autre, et même s’il n’a sans doute jamais entendu parler de l’EiF, je crois qu’il aurait approuvé le caractère multiculturel de notre travail. »

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Une réflexion sur “Lee Kuan Yew et les religions

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